MASARYKOVA UNIVERZITAFILOZOFICKÁ FAKULTA
Ústav románských jazyků a literatur
L’amour dans les tragédies de Jean Racine
Diplomová práce
Autor: Vedoucí diplomové práce:Jana Zezulová prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.
Brno 2007
Tímto prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala sama a že jsem čerpala pouze z uvedených pramenů.
V Brně ……………..
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Na tomto místě bych ráda poděkovala prof. Petru Kylouškovi za vedení a cenné rady, jež mi při psaní diplomové práce poskytl.
J.Z.
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Avant-propos
Abraham Herold Maslow, psychologue américain, a élaboré en 1943 une
théorie de la motivation. Sa pyramide des besoins contient cinq niveaux:
besoins physiologiques, besoins de sécurité, besoins de reconnaissance et
d’appartenance sociale, besoin d’estime, besoin d’accomplissement personnel.
Nous recherchons d'abord, selon Maslow, à satisfaire chaque besoin à un
niveau donné avant de penser aux besoins situés au niveau immédiatement
supérieur de la pyramide. Les deux premières catégories représentent les
besoins inférieurs (besoins physiologiques et besoins de sécurité), les deux
suivantes forment les besoins supérieurs (besoins d’amour et besoin
d’estime). Tous les quatre appartiennent à la catégorie des besoins
déficitaires, c’est-à-dire besoins dont la satisfaction est primordiale. Ainsi,
juste après la faim, la soif, et tous les besoins matériels, l’amour représente un
besoin qui exige d’être satisfait et dont l’ignorance est souvent sanctionnée
par une déformation profonde de l’individu dans le cadre de son existence
dans la société. Dans ce cas-là une tension naît et l’homme déploie tout les
efforts pour contenter ces besoins d’appartenance et d’amour.
Dans le présent mémoire de maîtrise nous allons essayer de démontrer le
fonctionnement de l’amour comme la plus puissante des motivations des
héros raciniens. L’amour dans l’œuvre racinien joue le rôle principal. Il revêt
plusieurs fonctions. L’amour devient le moteur de toute action. C’est dans
l’amour que la fatalité réside. C’est à la fois l’amour et les amours. Racine a
dépeint l’affection sous divers aspects tout en proposant une peinture de
l’amour en tant que l’émotion universelle.
Le principal but de ce mémoire sera de faire une analyse de l’amour tel
que Racine nous le présente dans sa lutte avec la volonté, dans ses
hésitations. Nous aurons la possibilité d’entrevoir l’amour en tant que l’émotion
qui rend l’homme faible et par conséquent violent.
Nous analyserons les tragédies suivantes : Andromaque, Britannicus,
Mithridate, Bérénice, Iphigénie et Phèdre ne laissant de côté que Bajazet en
raison de son thème exotique. Nous allons omettre les deux premières pièces
également, Alexandre le Grand et Thébaïde, puisque nous considérons
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Andromaque comme une œuvre qui représente un tournant important dans la
carrière de Jean Racine. Le succès qu’il a connu avec Andromaque justifie en
partie notre choix. Les deux dernières tragédies, Esther et Athalie, ne seront
pas analysées non plus parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre défini à
cause de leur thématique religieuse.
Nous n’allons pas focaliser notre attention sur l’analyse des pièces l’une
après l’autre. Au contraire nous nous concentrerons sur le terme clé de l’amour
dans chacune d’entre elles sans avoir besoin de créer une hiérarchie
quelconque ou d’attribuer une œuvre précise à un type d’amour. Nous
établirons une classification de l’amour tout en accentuant ses spécificités.
C’est-à-dire que nous nous concentrerons sur des états psychiques spécifiques causés par l’amour, tels que: désir du pouvoir, vertu, ruse, jalousie,
révolte, désir de vengeance, etc. Nous essaierons de démontrer comment
l’amour en tant que déclencheur de tels changements d’esprit se trouve au
centre de ces changements qui le touchent lui-même en retour en le
transformant considérablement. Cet amour troublé entraîne d’autres effets ce
qui produit le tourbillon des malentendus et des réputations compromises.
Nous partirons de la dichotomie de l’amour-tendre et de l’amour-passion
comme deux types d’amour principaux qui servent de cadre et de point de
départ pour toute l’analyse suivante.
Nous aurons la possibilité de découvrir progressivement les bases sur
lesquelles la psychologie est construite. C’est avant tout la raison et la conscience dont l’auteur munit ses personnages qui représentent la clé d’une
telle découverte. C’est dans la deuxième partie de notre travail que nous
voudrions aborder brièvement l’influence de la rationalité, partie inséparable de
l’amour racinien, sur l’action.
Les personnages sont très complexes, ambigus, confus, faibles et c’est
justement la faiblesse qui accentue leur aspect humain. L’amour est au centre
de tout changement personnel et psychique des héros. Racine a donné à
l’amour une fonction importante. La passion représente dans son œuvre un
principe fatal et avec la volonté qui s’y oppose elle fonde le tragique. Ce
conflit de deux ordres, celui de la volonté et celui de la nécessité d’aimer
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conditionne considérablement le comportement des personnages qui sont
soumis aux caprices provenant de la passion mais qui tentent de se défendre
contre elle. Ils sont suivant la doctrine du jansénisme faibles et corrompus de leur nature. Ainsi la passion l’emporte dans la plupart des cas sur la volonté.
Parmi les auteurs dont Racine s’est inspiré est dont il connaissait l’œuvre
appartient René Descartes. C’était en 1659 où son traité philosophique intitulé
Les passions de l’âme a paru. L’analyse des passions qu’il offre reste
conforme au rationalisme dont le philosophe est le fondateur. Descartes
présente une théorie cohérente de l’émotivité humaine dont la base est
l’analyse physiologique et psychologique du phénomène.1 Il procède en
naturaliste. Il établit six passions principales : admiration, amour, haine, désir,
joie et tristesse qui donnent naissance, par leur combinaison, aux passions
particulières.2 Il faut savoir aussi que Descartes « ne condamne pas les
passions, mais conseille de les connaître pour « éviter leur excès » ».3
Évidemment son rationalisme se reflète à son tour dans l’œuvre racinien.
Racine munit ses personnages de la conscience et de la volonté, quoique
faible, de la réflexion préalable à toute action. L’action provoquée par la
passion indomptable s’intériorise grâce au processus rationnel des hésitations et de l’effort des héros de se dominer, conformément à la pensée
cartésienne de « connaître les passions pour éviter leur excès ».
Racine a créé un nouveau type de tragédie. Avant lui, l’intrigue était
donnée et à peu près prévisible. Les rôles étaient répartis et les caractères des
héros étaient souvent reconnaissables. On a pu prévoir plus ou moins leur
comportement et le déroulement de la tragédie par la suite. L’action dépendait
des faits réalisés. Racine fonde l’intrigue sur une motivation psychologique intérieure qui est la passion dévorante et qui avec la volonté fonde une
tension dramatique. Le conflit qui est la base de l’action est désormais
intériorisé et il n’est jamais accompli. Son caractère est instable en fonction
1 Descartes, R. : Vášně duše, Praha, Mladá Fronta, 2002, p. 10. « Na rozdil od takto prakticky motivované reflexe věnuje Descartes vášním samostatný spis, v němž je nám předložena ucelená teorie lidské emocionality, jejíž platnost se nezakládá na jejím morálním upotřebení, ale především na fyziologických a psychologických analýzách ».2 Larousse/3 volumes en couleurs, Paris, Librairie Larousse, 1966, p. 144.3 Ibid., p. 144.
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de la complexité psychologique des personnages et leur comportement est
imprévisible par conséquent.
Nous avons dit que le tragique racinien consiste dans le conflit entre la
passion, son pouvoir absolu sur les personnages raciniens, et la volonté. Cette nécessité d’aimer et d’être aimé détermine très fort les personnages.
Nous distinguons deux types de héros en fonction de leurs attitudes envers la
passion destructrice. Les uns qui peuvent être appelés héros tendres, victimes
de la passion d’autrui, sont prêts à se sacrifier, à céder devant la violence afin
d’éviter le mal. Les autres sont les victimes de leur propre passion et ils tentent
de satisfaire leur propre penchant violent dont ils souffrent. Ils créent le mal en
nourrissant la passion qui les dévore. Il ne serait néanmoins pas tout à fait
justifiable de présumer qu’il existe une dichotomie des personnages bons d’un
côté et ceux qui sont mauvais de l’autre côté. Nous aurons la possibilité de voir
que surtout les héros passionnés témoignent d’une complexité psychologique remarquable. Racine ne fait pas d’eux les monstres sans
merci, ils ne sont pas en vérité des antihéros, c’est-à-dire ils ne sont pas les
pendants exclusivement mauvais des héros tendres. Mais il est vrai que dans
la plupart des cas ils perdent leur lutte contre la passion dévorante. Ils
finissent poussés par leur amour non partagé par attenter à la vie de la
personne aimée ou par affliger celle-ci à tel point qu’elle recourt elle-même à la
mort. Le désir de nuire a pour but la satisfaction de l’amour-propre et la
vengeance de ne pas être aimé. Or la réflexion à laquelle le personnage se
soumet avant d’entreprendre une action quelconque lui cause des tourments
psychiques considérables et la souffrance qui le saisit augmente à proportion
de celle qu’il cause à autrui.
Racine est considéré comme un très bon psychologue des caractères
féminins. Or, ceci n’est que la moitié de la vérité. Racine est avant tout un très
bon psychologue qui a su faire de l’amour le mobile de toute action et qui
nous a laissé une peinture extraordinaire des passions en général, de l’amour
en tant qu’émotion universelle. Derrière les personnages il y a les gens qui
aiment, qui en souffrent, qui résonnent, qui hésitent. L’amour racinien est une
affection très complexe. Dans son œuvre nous ne trouverons pas les louanges
simples et pathétiques de la beauté de l’amour et dont l’action ne profite point.
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Racine s’inscrit contre la galanterie et à sa place il introduit une affection tendre et douce, capable de sacrifices. De l’autre côté il y a la passion violente qui fait souffrir les autres et dont le personnage même, prisonnier de
sa passion, souffre. L’inspiration des passions qui vont jusqu’à tuer lui vient
des auteurs grecs et romains4 dont la lecture l’a marqué profondément durant
sa jeunesse.
Dans son œuvre nous pouvons donc reconnaître, ainsi que dans sa vie,
les aspects les plus opposés. Racine a vécu une vie fort ambiguë et il n’est
peut-être pas tout à fait erroné de supposer que ces expériences ont pu le
prédéterminer quant à la recherche de sa conception de l’amour. La variété de
ses expériences trouve sa jumelle dans la variété des amours peints dans ses
tragédies. Racine a reçu une formation janséniste et une culture grecque et
latine. Puis une rupture avec Port-Royal lui a ouvert la porte d’une vie dissolue
à Paris. Avec ses amis Boileau et La Fontaine il hanta les cabarets, le Mouton
blanc, la Pomme du Pin, la Croix de Lorraine. Il aima les comédiennes, la
Duparc qui paraît avoir été la grande passion de sa vie, et la Champmeslé qu’il
quittera seulement après avoir renoncé au théâtre. Cette partie de la vie a été
mal vue à Port-Royal. Mais c’est justement cette partie de sa vie où Racine a
fait l’expérience de la passion. « Il vécut ce qu’il devait peindre ».5 Néanmoins,
le jansénisme l’avait marqué profondément et il représentait visiblement le
cadre émotionnel d’où l’inspiration de l’amour tendre, humble lui est venue. En
plus il a su atténuer la force de la passion violente, peinte dans ses tragédies,
en la traitant dans une optique janséniste comme inévitable et fatale. La vie de
Racine pourrait donc être répartie en trois sections. Celle de sa jeunesse
marquée par la formation janséniste celle de la rupture avec le Port-Royal liée
à sa vie mondaine désapprouvée par ses maîtres et celle de la réconciliation et
de la conversion définitive officielle au jansénisme.
Racine a vécu sous le règne de Louis XIV passionné de tout ce qui
amuse, ce qui fait plaisir. « C’est à cette cour splendide, pleine d’amour et de
vie que Racine a passé une grande partie de sa vie ».6 La vie mondaine de
Paris, la vie à la Cour et la fréquentation des salons de Mme de Montespan ainsi
4 Il lisait Virgile, Homère, Pindare, Sénèque, Tacite, Plutarque.5 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 539.6 Wienerová, G. : Racine et les héroïnes de ses tragédies, Masarykova Univerzita, Brno, rok vydání neuveden, p. 2.
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que la correspondance des femmes illustres telles que Mme de Sablé, Mme de
Sévigné et Mme de Lafayette, ont influencé naturellement la création de Jean
Racine. Leur préciosité et galanterie qui s’y reflètent ont trouvé la place aussi
dans l’œuvre racinien. Néanmoins il ne faut pas oublier de mentionner que son
style est marqué par une ambiguïté propre à l’œuvre ainsi qu’à la vie du
poète. Permettons-nous une brève digression. Pour les raisons de la
complexité il faut reconnaître que le style remarquable par sa musicalité et qui
est un vrai art de diction classique est à la fois « [s]imple et naturel avant
tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. […] On
serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots
familiers, de locutions de tous les jours »7. Gustave Lanson nous a donné des
exemples suivants pour illustrer la pensée que ce n’est que la musicalité de
ses vers qui nous empêche de remarquer ces formes qu’il désigne comme
« formes de la conversation courante » : « Qui te l’a dit? », « Seigneur, vous
changez de visage » ou « Sortez ». Ces expressions de situation ne sont
terribles ou pathétiques selon Lanson que par les causes qu’on comprend et
par leurs effets qu’on pressent.
Nous voyons qu’il y a toujours deux côtés complémentaires du problème.
D’un côté nous avons un langage musical qui reflète les contraintes de
l’esthétique classique, de l’autre côté la même langue est la langue qui par sa
simplicité crée un pont entre les siècles passés et l’époque contemporaine.
C’est-à-dire que cette langue devient grâce à son caractère humain et ordinaire
de tous les hommes la langue de tout les jours.
Ambiguïté, dichotomie, contraste. Ce sont les termes qui caractérisent
l’œuvre de Jean Racine. D’un côté nous pouvons y trouver les traits de
l’époque : fidélité à l’esthétique classique, reflet de la bienséance de l’époque
classique, inspiration par la morale janséniste, rationalité qui dialogue avec la
passion suivant la tradition des casuistes de l’époque. De l’autre côté Racine
était innovateur. Nous avons déjà mentionné son apport à la tragédie sous
forme d’une motivation psychologique intérieure dont il fait la base de l’action.
C’est cette intériorisation de la causalité actionnelle, où l’amour devient le
mobile, qui contribue à l’intemporalité de l’œuvre. « Il prit des sujets
7 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 545.
9
légendaires ou historiques, et comme tels, aussi invraisemblables que ceux de
Corneille : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il
aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain. »8
Avant de procéder a l’analyse de l’amour dans les tragédies de Jean
Racine nous voudrions préciser quelques termes clés utilisés dans notre travail
de mémoire. Lors de notre analyse des types d’amour nous introduirons deux
notions : le tragique explicite et le tragique implicite. C’est la manifestation
extériorisée directe (par la mort ou la folie) qui distingue le tragique explicite du
tragique implicite. Ce dernier se laisse deviner de manière indirecte et il
implique par exemple le déchirement de l’âme, la souffrance, le désespoir, la
tristesse, bref, toutes les sortes de peines préalables au tragique explicite et
qui se veulent le résultat de la nécessité ressentie au fond du cœur, quelle que
soit son origine (ici besoin d’amour).
Dans l’œuvre racinien nous trouverons les deux types de tragédies, celle
qui n’a pas besoin qu’il y ait du sang et des morts sur la scène, dont l’exemple
est Bérénice, et celle où justement la mort est présentée comme une issue
nécessaire de la situation précaire, comme c’est le cas de Phèdre.
Denis de Rougemont critique l’absence de la mort dans Bérénice, il la
juge nécessaire à la différence de Racine. « Or cette « tristesse majestueuse
qui fait tout le plaisir de la tragédie », ce n’est que la moitié du mythe, son
aspect diurne, son reflet moral dans notre vie de créatures finies. Il y manque
l’aspect nocturne, l’épanouissement mystique ce que l’on pourrait appeler,
symétriquement, « cette joie majestueuse qui fait toute la douleur du Roman.
Car pour l’atteindre ou seulement la pressentir, il eut fallu pousser jusqu’à la mort, - cette mort que Racine ne juge pas nécessaire. »9
Selon Denis de Rougemont « Racine, dans ses premières
pièces, raccourcit la portée du mythe à la mesure d’une psychologie exagérée
« admissible » ».10 Rougemont attribue cette « tristesse » qui ne révèle que de
« morbides complaisances à la défaite de l’esprit , à la résignation des sens »11
à la sécularisation de la passion, typique pour le siècle. Ce n’est qu’après la
8 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette,1957, p. 544.9 Rougemont, D. de : L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972, p. 220.10 Rougemont, D. de : L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972, p. 220.11 Ibid, p. 221.
10
réconciliation avec Port-Royal, avec le jansénisme, que Racine créera Phèdre,
« la revanche de la mort »12. Or, ici la mort n’est pas non plus un symbole de la
transfiguration : « Il a pris le parti du jour, la mort n’est plus que le châtiment de
ses trop longues complaisances ».13
Nous aurons la possibilité de voir que l’histoire de Bérénice n’est en rien
moins tragique que par exemple celle d’Andromaque où de Phèdre même si
l’auteur se contente du tragique implicite et évite la mort dans Bérénice. Il s’en
rapproche mais il n’en aura pas besoin finalement pour irriter les sentiments et
éveiller la pitié chez les spectateurs. Ce sera justement et avant tout dans cette
optique de la psychologie « exagérée », qui rend compte de la lutte entre la
passion et la volonté dominée par la raison, que nous voudrions analyser les
personnages raciniens en tant qu’êtres très complexes qui, qu’ils aboutissent
où non à la mort, méritent d’être compris.
12 Ibid., p. 222.13 Ibid., p. 222.
11
I. Amour tendreLe premier type de l’amour qu’il faut mentionner ne peut être autre que
celui de l’amour tendre qui a dans l’œuvre de Racine sa place importante. Sa
fonction est de servir de base pour toute action et pour toute machination de la
part de l’amour passion et de l’ego. Ce type d’amour représente toujours le
fond de toute péripétie. Nous aurons la possibilité d’observer combien de
variations nous pouvons y reconnaître, dont les spécificités nous intéressent et
pourraient nous être utiles.
I.I. Amour à la base de courtoisieQuoiqu’il ne soit pas tout à fait significatif pour le but de notre d’analyse,
centrée sur la psychologie, l’amour aux traits courtois trouve sa place dans le
classement du présent travail ainsi que dans l’œuvre racinienne. Nous
considérons que c’est surtout à travers ce type d’amour que la bienséance de
l’époque racinienne, du XVIIe siècle, se reflète dans son œuvre. Cependant,
même si ce n’est que pour les raisons de l’intégralité, il nous paraît nécessaire
de prêter attention à ce type d’aveux amoureux. Avouons qu’aucun d’entre eux
n’est tout à fait simple mais par contre contient quelquefois des nuances
dignes de notre attention comme nous allons le voir dans les sous-chapitres
suivants. À titre d’exemple la vertu qu’on peut lire derrière les propos de
l’obéissance parfaite.
L’exemple typique de l’aveu courtois pourrait être reconnu dans l’extrait
suivant. Nous y reconnaissons facilement les traits significatifs. Tout d’abord le
style de l’apostrophe de la dame chérie témoigne des manières galantes mais
en ce qui est le contenu du discours nous reconnaissons surtout le
dévouement absolu à la dame chérie exprimé par la volonté de l’amant décidé
à mourir pour sa bien-aimée.Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?/ Quoi ? je puis donc jouir d’un entretien si doux ?/ Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ?/ Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?/ Faut-il que je dérobe, avec mille détours,/ Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?/ Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence/ N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?/ Que faisait votre amant ? Quel démon envieux/ M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?/ Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,/ M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?/ Ma princesse, avez-
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vous daigné me souhaiter ?/ Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ? ( Br, Britannicus, p. 26)
I.II. Amour vertueux, amour et devoirSi nous cherchions une image encore plus fidèle de l’amour courtois nous
n’aurions qu’à recourir à la tragédie Mithridate. L’amour tendre entre Xipharès,
fils de Mithridate, et Monime, femme future de celui-ci, se caractérise par
l’abnégation de soi-même, l’inaccessibilité de la dame adorée représentant
un fait insurmontable pour Xipharès. Ce dernier se trouvant en position
semblable à celle des vassaux dont la fidélité au souverain était l’un des traits
les plus importants. Nous avons affaire à l’amour vertueux au sens propre du
mot en observant une fidélité pareille de Xipharès à l’égard de son père.
Le dévouement et l’obéissance absolus se reflètent dans les vers
suivants, où Xipharès décrit combien le fait de dissimuler ses propres
sentiments envers Monime était douloureux pour lui. Cependant le sentiment
du devoir reflète la volonté de garder une fidélité constante à son père malgré
la mort annoncée de celui-ci :Je l’aime, et ne veux plus m’en taire,/ Puisqu’ enfin pour rival je n’ai que mon frère./ Tu ne t’attendais pas, sans doute, à ce discours;/ Mais ce n’est point, Arbate, un secret de deux jours./ Cet amour s’est longtemps accru dans le silence./ Que n’en puis-je à tes yeux marquer la violence,/ Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis ?/ Mais, en l’état funeste ou nous sommes réduits,/ Ce n’est guère le temps d’occuper ma mémoire/ À rappeler le cours d’une amoureuse histoire. (M, Xipharès, p. 69)
Pour montrer qu’il s’agit de l’amour au sens courtois, comme on l’a dit,
caractérisé par l’héroïsme et par la capacité du héros de sacrifier sa vie à la
dame qu’il chérit, nous nous servons encore des vers suivants. En plus nous
pouvons y observer aussi le trait principal de l’amour courtois, à savoir le
dévouement absolu envers la dame et la volonté et capacité qu’elle a de
disposer des émotions de son amant. Quoique en réalité les rôles aient été
répartis autrement : Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,/ Ne dissimula point ses vœux présomptueux./ De mon père à la Reine il conta la disgrâce,/ L’assura de sa mort, et s’offrit en sa place./ Comme il le dit, Arbate, il veut l’exécuter./ Mais enfin, à mon tour, je prétends éclater./ Autant que mon amour respecta la puissance/ D’un père, à qui je fus dévoué dès l’enfance,/ Autant ce même amour, maintenant révolté,/ De ce nouveau rival brave l’autorité./ Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,/ Condamnera l’aveu que je prétends lui faire;/ Ou bien, quelque malheur qu’il en puisse avenir/ Ce n’est que par ma mort qu’on la peut obtenir. (M, Xipharès, p. 70)
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« Monime, à ma flamme elle-même contraire/ Condamnera l’aveu que je
prétends lui faire » marque assez clairement la primauté de la dame aimée en
ce qui concerne l’acte de décider. Quant à l’amour tendre, nous oscillons
toujours entre le dévouement pour les parents et pour l’être aimé comme nous
allons bientôt le voir. Lequel des deux l’emporte sur l’autre sera éclairci tout de
suite. Avant d’y arriver permettons-nous encore le dernier des propos courtois
pour ainsi dire au nom de l’amour tendre : Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher/ Des maux que j’ai souffert en le voulant cacher./ Ne croyez point pourtant que, semblable à Pharnace,/ Je vous serve aujourd’hui pour me mettre en sa place. Vous voulez être à vous, j’en ai donné ma foi,/ Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi./ Mais, quand je vous aurai pleinement satisfaite, En quels lieux avez-vous choisi votre retraite?/ Sera-ce loin, Madame, ou près de mes Etats?/ Me sera-t-il permis d’y conduire vos pas? Verrez-vous d’un même oeil le crime et l’innocence?/ En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence?/ Pour prix d’avoir si bien secondé vos souhaits,/ Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais? (M, Xipharès, p. 73)
Nous pourrions continuer à citer d’autres vers pour démontrer la
courtoisie pure mais ce qui nous intéresse beaucoup plus ce sont les effets de
l’amour tendre caractérisé par l’abnégation de soi-même qui mène par la
suite à ce qu’on appelle vertu. Nous venons de discerner le premier trait de
l’amour tendre à savoir la courtoisie. Cependant à mesure que cet amour entre
deux personnages doit se confronter avec le devoir, fruit de l’amour pour les
parents ou de l’obéissance à la loi, l’amour tendre courtois, quoique
réciproque, cède à ce devoir et fait surgir à la surface une vertu intrinsèque. Ce
sont les considérations des personnages amoureux à l’égard d’une tierce
personne, habituellement celle qui leur nuit, grâce auxquelles il nous est
permis de reconnaître une dimension plus profonde de l’action des
personnages résultant de leur nature vertueuse. Ces considérations peuvent
ou non être déterminées par la présence de cette tierce personne par exemple
quand Néron menace Junie de l’observer au cours de son entretien avec
Britannicus. La vertu ressort dans sa plénitude dans le second cas. L’extrait
suivant est l’exemple d’un de ces entretiens vertueux d’autant plus que
l’humilité est gardée malgré l’absence de la personne redoutable qui ne peut
donc pas les entendre.Oui, Prince, il n’est plus temps de le dissimuler:/Ma douleur pour se taire a trop de violence./ Un rigoureux devoir me condamne au silence;/ Mais il faut bien enfin, malgré ces dures lois,/ Parler pour la première et la dernière fois./
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Vous m’aimez des longtemps. Une égale tendresse/ Pour vous depuis longtemps m’afflige et m’intéresse./ Songez depuis quel jour ces funestes appas/ Firent naître un amour qu’ils ne méritaient pas;/ Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,/ Le trouble ou vous jeta l’amour de votre père,/ Le tourment de me perdre et de le voir heureux,/ Les rigueurs d’un devoir contraire à tous vos vœux:/ Vous n’en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,/ Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire;/ Et, lorsque ce matin j’en écoutais le cours,/ Mon cœur vous répondait tous vos mêmes discours./ Inutile, ou plutôt funeste sympathie!/ Trop parfaite union par le sort démentie!/ Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint/ Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinait point?/ Car, quel que soit vers vous le penchant qui m’attire,/ Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire,/ Ma gloire me rappelle et m’entraîne a l’autel, Où je vais vous jurer un silence éternel./ J’entends, vous gémissez; mais telle est ma misère./ Je ne suis point à vous, je suis à votre père./ Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir,/ Et de mon faible cœur m’aider à vous bannir./ J’attends du moins, j’attends de votre complaisance/ Que désormais partout vous fuirez ma présence./ J’en viens de dire assez pour vous persuader/ Que j’ai trop de raisons de vous le commander./ Mais après ce moment, si ce cœur magnanime/ D’un véritable amour a brûlé pour Monime,/ Je ne reconnais plus la foi de vos discours/ Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours. (M, Monime, p. 91)
Nous pouvons observer dans l’extrait cité l’obéissance parfaite,
l’humilité incorporée, contre lesquelles les héros n’osent pas se révolter
même s’il tentent quelquefois de renverser le destin et fléchir le tyran dont tout
dépend (voir chapitre « amour forcé » et « amour et révolte »). Néanmoins le
dévouement de ces héros vertueux se caractérise avant tout par l’obligation morale remarquable.
Jusqu’ici nous avons eu la possibilité d’examiner au moins en partie la
base de toute tragédie, l’amour vertueux, représentant une condition
nécessaire pour la péripétie ultérieure. Il sera victime des maux commis par
l’amour passion et pour la plupart des cas il y succombera. Néanmoins la
nature vertueuse de l’amour tendre causera que celui-ci atteindra aussi une
certaine satisfaction. À titre d’exemple dans Mithridate cet amour tendre de
Xipharès se montre doté du respect à l’égard de son père à tel point qu’il aura
une grande importance pour la suite car il saura influencer considérablement la
fin de la tragédie. L’amour pour le père et sa vénération l’emportera non
seulement sur l’amour galant, vertueux, pour Monime, mais il aura pour
conséquence, ce qui importe beaucoup pour notre analyse psychologique, un
impact indéniable sur le comportement de Mithridate, père malheureux et roi
rusé qui finira finalement par unir les deux amants.
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I.III. Amour tragiqueQu’est-ce que nous entendons par un amour tragique? Est-ce qu’il est
indispensable que la notion de l’amour tragique implique forcément le fait de la
mort de l’un des amoureux ? Dans le monde racinien l’amour tragique ne
consiste plus forcément dans la mort de l’un des héros. Il se manifeste à
travers les nuances et la complexité des émotions éprouvées par les héros
entraînés dans des situations critiques. Cependant l’amour tragique au sens
propre du mot ayant pour corollaire la mort de l’un des héros trouvera sa place
dans deux des six tragédies choisies. Comme la mort de Mithridate sert plutôt
d’élément de conservation de l’amour tendre entre Xipharès et Monime, elle
n’entre pas selon notre opinion dans la catégorie, aussi bien que la mort
d’Ériphile ne sert que de l’arrière-plan contextuel. Elle est secondaire par
rapport au tragique principal, celui du déchirement profond du cœur parental
d’Agamemnon. Le second cas est celui de Phèdre, mais comme la pièce
mérite d’être mentionnée à part, nous l’aborderons plus tard.
Pourtant le tragique explicite, quoique non accompli, trouve sa place aussi
dans Mithridate. Il suffit de rappeler la tentation de Monime de se suicider. Tout
de même le dénouement sera pour cette fois-ci plutôt heureux.Madame, où courez-vous ? Quels aveugles transports/ Vous font tenter sur vous de criminels efforts ?/ Hé quoi ? vous avez pu, trop cruelle à vous-même,/ Faire un affreux lien d’un sacré diadème ?/ Ah ! ne voyez-vous pas que les dieux plus humains/ Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains ? (M, Phaedime, p. 118)
L’amour tragique dont la base pourrait être prise comme un exemple
général et qui se caractérise par la mort de l’un des héros est celui que nous
trouverons dans Britannicus. Il s’agit de l’amour malheureux, amour de deux
cœurs qui ne sont destinés qu’à être opprimés par un pouvoir suprême, celui
d’un souverain. Ici c’est Néron, le souverain, qui fera finalement périr
Britannicus. Cependant ici nous pouvons reconnaître déjà un autre fait très
important. Néron n’accomplira ses projets qu’après avoir mené une lutte
intérieure avec ses propres penchants (l’amour pour Junie et le respect pour la
mère,) et surtout avec sa propre nature vertueuse endormie et sa propre
conscience. Le combat intérieur de Néron pourrait être classé dans une
catégorie du tragique implicite, beaucoup plus important pour nous, que nous
16
allons traiter dans la deuxième partie du présent travail, dans le cadre de
l’amour passion.
Comme nous l’avons déjà signalé, l’amour tendre représente avec ses
caractéristiques intrinsèques, telles que vertu, obéissance, abnégation de soi-
même, un espace pour des enjeux émotionnels et psychiques ultérieurs. Nous
osons dire que jusqu’ici le jeu stratégique de la part de l’amour passion n’était
pas encore adopté dans sa plénitude psychologique même si l’intrigue prouve
quelques enjeux latents. L’auteur se contente pour l’instant de la conception
« traditionnelle », c’est à dire qu’il cherche à accomplir le tragique littéralement,
par la mort ou le suicide. Le tragique implicite n’entre en scène qu’avec l’amour
passion, qui abuse de l’amour tendre, et avec l’orgueil qui cause des difficultés
profondes non seulement aux victimes mais avant tout aux persécuteurs
mêmes.
I.IV. Amour partagéLa réciprocité pourrait être reconnue comme l’attribut inséparable de
l’amour tendre tandis que l’amour passion serait caractérisé plutôt par son
aspect unilatéral ce qui provoque un déséquilibre et mène forcément aux vices.
L’amour réciproque représente dans notre classification dans une certaine
mesure l’exemple de l’amour harmonisant dans le sens de l’amour Platonicien :
un amour qui signale le déroulement paisible, qui harmonise. Ses qualités,
dont avant tout la rationalité et la sagesse, y participent. Nous avons déjà
entrevu comment l’amour réciproque qui se veut respectueux du devoir avait
été présenté dans Mithridate et Britannicus. En observant les relations de
Britannicus-Junie, de Xipharès-Monime mais aussi celles de Bérénice-Titus ou
bien de Iphigénie-Achille l’idée de l’ordre ressurgit à notre vue.
Il s’agit de l’amour réciproque, fatal, vertueux, qui cède toujours au devoir,
que se soit l’obligation à l’égard des parents (le cas de Monime, Xipharès),
l’amour tendre pour le père (Iphigénie), le respect du souverain (Junie) ou bien
l’obéissance aux raisons politiques (Titus).
Dans le cadre des relations réciproques Bérénice représente un modèle
en grande partie différent des autres. La relation Bérénice-Titus se distingue
17
par une certaine tristesse qui sous-tend l’œuvre. Avant de tenter d’éclaircir
cette tristesse mentionnée envisageons encore un autre fait représentant les
occurrences qui la déterminent. Jusqu’ici nous avons eu affaire à un procédé
assez ordinaire en ce qui concerne le fondement de l’action. C’était l’existence
du triangle amoureux, potentiel de toute action. Néanmoins, même si ce
triangle existe aussi dans Bérénice, la situation est différente. L’existence d’une
tierce personne ne contribue point au déchirement que les deux personnages
principaux éprouvent. L’auteur a assuré pour ainsi dire le « dialogue » entre
Bérénice et Titus par le fait que Antiochus n’intervient pas vraiment et son
affection envers Bérénice ne devient que le tragique parallèle ce qui est
important pour qu’on puisse ressentir la tristesse à laquelle l’auteur a ainsi
donné libre cours. Nous pouvons lire cette tristesse non seulement dans les
exemples explicites ou le mot est utilisé, mais l’émotion se reflète par exemple
très bien aussi dans les exclamations de Titus dévoré par les sentiments
d’impuissance : Trop aimable princesse !/ Hélas ! (Bé, Titus, p. 289) Cette fois-ci,
l’explication explicite suit sous forme de commentaire du confident de Titus : En sa faveur d’où naît cette tristesse ? (Bé, Titus, p. 289)
La tristesse renforcée par la désespérance se lit même dans
l’apostrophe suivant quand Titus se trouve sur le point de s’expliquer, mais qu’il
y renonce par pitié pour Bérénice: Madame…(Bé,Titus, p. 296). Que l’interruption
de soi-même soit due aux sentiments mentionnés et non à la précipitation de
l’interlocutrice est prouvé par les mots de Bérénice : Hé bien, Seigneur ? Mais quoi ? sans me répondre/ Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre./ Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ? (Bé, Bérénice, p. 296)
Comme nous venons de le dire il y a assez d’exemples explicites où
l’auteur guide le lecteur par l’utilisation directe du mot tristesse, mais si nous
devions citer quelques-uns d’entre eux qui soient les plus significatifs ce
seraient les exemples suivants :Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux;/ Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces lieux./ C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,/ À son dernier excès est enfin parvenue.
Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !/ Combien mes tristes yeux la trouveroient plus belle,/ S’il ne falloit encor qu’affronter le trépas ! (Bé, Titus, p. 293)
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La notion du regard mise en valeur dans ces deux extraits représente le
trait important pour notre approche de l’œuvre de Jean Racine dont nous
voudrions parler dans la partie théorique du présent travail.
Nous avons déjà signalé que la tristesse sous-tendant les répliques des
héros est bien sensible même dans les endroits non explicites. On ressent
derrière les réponses le contact oculaire qui dit plus que les mots, une tension
chez les interlocuteurs qui témoigne des mouvements d’âme. Parfois ce n’est
qu’ à l’aide de sa sensibilité que le lecteur peut pénétrer une ambiance telle
que l’auteur l’avait déjà tracée par « Combien mes tristes yeux la trouveroient
plus belle », « Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triste emploi, De recueillir
des pleurs qui ne sont pas pour moi », « Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?, Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ? », « J’espère que
bientôt la triste renommée, Vous fera confesser que vous étiez aimée. »,
« Sauront la détourner de ces tristes pensées. », « Quand de ce triste adieu je prévis les approches ».
Nous avons déjà fait observer l’existence d’une certaine passivité qui
caractérise les héros. Surtout chez Antiochus le lecteur se trouve surpris par
l’incapacité ou manque de volonté de celui-ci de tenter de faire pencher le
destin en sa faveur même dans les moments les plus favorables pour une telle
entreprise. Est-ce la peur, la vertu du héros ou bien la manière de l’auteur
comment garder la simplicité de l’action et de l’intérioriser? Le fait que
Bérénice demeure à la cour de Titus déjà depuis cinq années sans que rien de
grave ne soit arrivé de la part du peuple redoutable contribue à l’impression
que toute supposition de la part de Titus vis-à-vis de la situation, considérée
sans issue, ne sont pas tout à fait justifiables. C’est aussi ce que Bérénice,
profondément outragée, reproche à Titus en faisant appel à la situation assez
stable de ces cinq années et à son pouvoir à lui, lié au statut de l’empereur. Quoi ? Pour d’injustes lois que vous pouvez changer,/ En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?/ Rome a ses droits, Seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?/ Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? (Bé, Bérénice, p. 313)
En lisant la tragédie suivant les hésitations notables et des inclinaisons de
Titus à agir en faveur de l’amour sans tenir compte des contraintes imposées
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par l’État on cède au sentiment que la solution était à portée de main. Mais ces
inclinaisons n’étaient que passagères et la raison l’emportait sur la passion.
Nous avons déjà esquissé le caractère lâche, car trop vertueux,
impuissant, d’Antiochus. Il sera parfois encouragé par l’espoir mais par un
espoir ne provenant pourtant que des aléas du sort et non de l’effort du héros
même. Un certain espoir vient à Antiochus par exemple de la part de Titus qui
le charge de l’entretien avec Bérénice. Antiochus aurait pu en abuser mais ce
n’était pas le cas. En plus l’immunité de Bérénice contre l’affection d’Antiochus
et le fait que cette fois-ci l’auteur ne fait pas connaître l’amour « perfide »
d’Antiochus à son rival, comme c’était le cas dans Mithridate par exemple,
nous inspire un certain espoir vis-à-vis de l’amour de Titus et Bérénice. Cette
immunité fonctionne, semble-t-il, comme le frein de toute entreprise vicieuse de
la part d’Antiochus. Il se tient à l’écart bien que les intentions de profiter de la
situation se fassent ressentir parfois. Ainsi l’absence d’une stratégie maligne
de manipulation ou d’une complication quelconque provenant de la part d’une
tierce personne, ici d’Antiochus, comme c’est le modèle habituel, fait de
Bérénice une œuvre unique dans l’ensemble de l’œuvre racinien. L’incapacité
d’Antiochus à agir se lit déjà au premier acte dans les vers suivants :Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?/ Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire./ Retirons-nous, sortons; et sans nous découvrir,/ Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir. (Bé, Antiochus, p. 280)
Elle culmine au moment où Antiochus parle à Bérénice de la part de Titus.
C’est justement le moment le plus favorable pour Antiochus de renverser le
cours des événements. Cependant il ne le fera point, en plus il fera la louange
des sentiments de Titus pour consoler Bérénice. À l’objection du type qu’il
s’agit d’une stratégie comment ne pas déplaire à Bérénice, de devenir son
appui et par la suite pénétrer plus profondément dans son cœur, on pourrait
répondre en avançant une quantité de situations similaires perdues grâce à la
passivité d’Antiochus. Si c’était une stratégie il ne succomberait pas si
facilement, il aurait combattu à la manière des personnages dans
Andromaque. Le héros est trop conscient de tous les obstacles et il y renonce.
Il aurait bien pu maudire son rival Néron et abuser de la situation.Il faut que devant vous je lui rende justice./ Tout ce que dans un cœur sensible et généreux/ L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,/ Je l’ai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore./ Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ? Une reine est suspecte à l’empire romain. (Bé, Antiochus, p. 305)
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Tout cela témoigne de l’action la plus simple possible quant aux moments
bouleversants, propres au drame, mais ceci ne veut pas dire qu’elle se veut
dépourvue du tragique. Au contraire, le vrai tragique, qui naît de la nécessité,
cette fois-ci de la nécessité d’obéir à la loi, et qui se manifeste par la tristesse,
consiste dans l’inutilité de la séparation des deux amants, les héros agissant
conformément aux demandes du peuple supposées et non urgentes. Nous en
avons déjà parlé en parlant des reproches de Bérénice offensée.Ignoriez-vous vos lois,/ Quand je vous l’avouai pour la première fois ? À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !/ Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée,/ Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?/ Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. » / Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, / Quand de vos seules mains ce cœur voudroit dépendre ?/ Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous./ Il étoit temps encore : que ne me quittiez-vous ? (Bé, Bérénice, p. 311)
Une dernière notion très significative pour Bérénice est la notion de la raison qui représentera finalement la solution comment éviter le tragique
explicite sous forme des intentions de se suicider des trois héros, mais qui ne
saurait éviter le tragique implicite sous forme du déchirement du cœur. La
notion fait partie même de l’extrait déjà cité. Déjà le premier mot reflète la
conscience du héros. Le combat entre la passion et la raison, souvent
documenté dans l’œuvre, représente la base du tragique implicite, tragique qui
se réalise au secret de l’âme, à l’intérieur du cœur. Je n’examinois rien, j’espérois l’impossible. (Bé, Titus, p. 311)
Comme nous venons de le dire, c’est la raison qui finalement après les
bouleversements d’esprits, renforcés par les sentiments étouffants de
l’impuissance des trois héros, l’emportera sur la passion. Mais il ne faut pas se
laisser tromper par le mot même utilisé par Antiochus au moment de son ultime
aveu :Pour la dernière fois je me suis consulté; J’ai fait de mon courage une épreuve dernière;/ Je viens de rappeler ma raison tout entière: Jamais je ne me suis senti plus amoureux. (Bé, Antiochus, p. 323)
La conscience, le combat entre la passion aveugle et la conscience d’une
situation réelle, se reflète assez bien dans les mots d’Antiochus : Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux ! (Bé, Antiochus, p. 302)
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Ou bien dans ceux de Bérénice après avoir accusé à tort Antiochus de lui
avoir menti en lui annonçant le refus de la part de Titus. La contradiction entre
ce qu’elle dit à Antiochus et ce qu’elle avoue à Phénice est significative.Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,/ Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis./ Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis. (Bé, Bérénice, p. 306)
La raison lucide qui n’est plus réprimée ne se fait voir que dans les mots
encourageants de Bérénice à l’acte dernier où elle revêt la signification du mot
effort.Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,/ Par un dernier effort couronner tout le reste./ Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus./ Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.Vivez, et faites-vous un effort généreux./ Sur Titus et sur moi réglez votre conduite./ Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me quitte. (Bé, Bérénice, p. 323-324)
La lucidité retrouvée à la fin de l’œuvre ne signifie point le renoncement
à l’amour dont la preuve est « Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me
quitte ». Derrière cette proclamation nous reconnaissons la triste obéissance
au devoir, à la raison d’État, fruit de la raison, victorieuse de la passion.
Comme nous l’avons déjà signalé, l’humilité seule de l’amour tendre ne
peut en aucun cas inciter le renversement de l’action. Il faut qu’intervienne un
autre facteur de l’extérieur qui bouleverse l’ordre établi. Mais avant que nous
nous focalisions sur l’amour passion qui représente le facteur fondamental des
changements comportementaux essentiels des personnages, examinons
quelques essais des héros tendres de se révolter contre le sort peu favorable.
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I.V. Amour partagé et révolte Nous avons parlé du caractère soumis des personnages qui sont épris de
l’amour tendre mais il ne faut pas prendre cette passivité, qui a été présentée
plus concrètement et d’un point de vue spécifique sur l’exemple du personnage
Antiochus, pour une règle absolue. Ces héros-victimes témoignent eux aussi
d’une certaine révolte quoique faible et pour la plupart des cas vaine. Le degré
de la révolte intérieure varie en fonction des différentes influences sous forme
du destin, des penchants personnels, d’une tierce personne, d’un confident qui
intervient, etc. Ceci restant secondaire pour l’instant il nous intéresse plutôt la
manière dont la révolte se manifeste. La révolte revêt plusieurs formes. Elle
peut se déclarer à trois niveaux : rester cachée à l’intérieur du héros et être
visible seulement pour le lecteur (ce qui est très important pour la
compréhension de la psychologie), ou bien se déclarer par la tentation de
persuader l’adversaire par les mots et par la raison (les enjeux stratégiques,
voir aussi chapitre « amour forcé » - le cas de Monime), ou bien se traduire par
les actes. Ce dernier cas fera le point de mire du présent chapitre.
Nous avons parlé du respect pour les parents comme d’un des traits
principaux de l’amour tendre qui garantit l’ordre établi. L’amour pour les
parents représente donc cet ordre et les entraves insurmontables pour les
héros. Rappelons l’amour de Xipharès pour qui le devoir envers son père était
plus fort que les émotions éprouvées envers Monime. Non seulement il aurait
accepté le mariage de sa bien-aimée avec le père mais il aurait destiné même
sa vie uniquement à l’honorer. À la fin de l’œuvre il se prononce assez
clairement : Ah ! Madame, unissons nos douleurs,/ Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs. (Bé, Titus, p. 127)
Xipharès donc ne combat point son sort tant que c’est son père qui est
son rival. Seulement au moment où il le croit mort il est prêt à lutter contre son
sort, contre son frère qui à son tour est devenu son rival.
Il en va de même avec les autres héros tendres qui luttent chacun à sa
manière mais tous assez passivement. Britannicus prépare la révolte contre
Néron mais il sera aisément victime de sa propre naïveté. Iphigénie préfère
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l’amour tendre pour son père à l’amour pour Achille tout en voulant garder un
certain équilibre entre les deux aux yeux d’Achille. Titus lutte contre sa propre
conscience mais il cède aux devoirs appartenant au statut de l’empereur et aux
demandes du peuple. Oreste est le seul qui accomplira ses projets de
renverser le destin, il fera des projets d’enlever Hermione et se fera persuader
de faire assassiner Pyrrhus. Cependant la problématique de l’amour telle
qu’elle est traitée dans Andromaque n’entre pas dans la catégorie de l’amour
réciproque et encore moins dans celle de l’amour tendre (voir le chapitre
« Amour prisonnier d’une stratégie maligne »).
Révolte qui se réalise par la tentation des héros de persuader l’adversaire
par les mots et qui se montre dans la plupart des cas infructueuse, sauf le cas
de Monime qui saura toucher, quoique passagèrement, Mithridate (voir
chapitre « Amour forcé »), évolue par la nécessité de la situation vers une
révolte qui se traduit par les actes. Junie voulant persuader Néron de
l’innocence de Britannicus entre dans le cadre de la révolte qui s’exprime par
les mots mais qui n’aura pas de succès. Cette sorte de révolte se caractérise
par le sacrifice personnel. C’est une autre sorte d’abnégation de soi-même au
nom du sauvetage de l’être aimé. C’est la révolte et la soumission absolue à la
fois. Tandis que Bérénice réussira sa propre révolte, qui se manifeste par les
plaintes assidues à propos du sort et de l’incapacité de Titus. Elle causera à
Titus des hésitations profondes. Finalement elle se révoltera contre lui-même
voulant partir tout de suite ce qui n’est qu’un prétexte pour garder les restes de
sa fierté. Sa manière de se révolter se caractérise par deux aspects opposites :
d’un côté une quasi humiliation de soi-même et de l’autre côté une fierté
reprise résolue. Néanmoins les tentations de Junie, de Monime ou de Bérénice
resteront sans succès. C’est-à-dire qu’il ne leur reste que d’essayer d’en sortir
en agissant. C’est pourquoi Junie croit pouvoir apaiser Néron en se réfugiant
chez les Vestales et cette promesse change en punition à la fin dès que
Britannicus sera assassiné. Monime tentera de se suicider croyant que tout est
perdu, Bérénice décidera de se retirer afin de garder les restes de sa fierté
compromise et de pouvoir succomber à sa passion hors des yeux de son
amant qu’elle n’a pas pu persuader et qu’elle croit punir ainsi par la suite. Le
cas de Bérénice est assez spécifique encore à un autre égard. L’amour tendre
à elle change progressivement en une sorte d’amour passion. Elle ressent les
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refus réguliers de la part de Titus comme un outrage profond et elle recourt aux
insultes presque pour le lui faire ressentir. Elle succombe en partie à son
amour-propre obsédé par l’idée qu’on lui ravit l’amour qu’on lui avait tant de
fois promis, c’est-à-dire ce qu’on lui doit ! Attention, il ne faut pas voir dans sa
conduite une simple avidité des bienfaits liés au statut de l’impératrice future.
Au contraire elle ne succombe pas à la passion aveugle que quant à cet amour
qu’on lui doit. La preuve du fait qu’il ne s’agit ici pas encore de l’amour passion
nuisible, qui ne fait que ravager à tout prix, consiste dans le départ de
Bérénice. Elle veut, il est vrai, punir Titus par sa mort à elle qui allait suivre son
départ mais le fait qu’elle se contente de l’idée de son chagrin successif
témoigne plutôt de l’amour tendre malheureux que de l’amour passion qui lui-
même aurait assisté au mal d’autrui afin de contenter son égoïsme. En plus il
aurait certainement attenté à la vie de la personne désirée qui s’opposent à lui
au lieu d’attendre d’être soulagé et vengé par sa propre mort. Ce sont les
raisons pour lesquels nous n’hésitons pas parfois à désigner l’amour tendre de
Bérénice comme une passion.
Chez tous ces héros tendres nous pouvons donc reconnaître les traits de
la révolte. Néanmoins il faut prendre en considération le fait que la révolte n’est
en aucun cas l’intention primordiale des héros en question. Elle ne provient
que de la nature insoluble de la situation critique et non de l’intérieur des héros
mêmes. Elle se veut la solution ultime à laquelle les héros recourent seulement
après les essais de fléchir le tyran, auxquels une volonté d’obéir incontestable
(chapitre « amour et devoir ») précède. Les héros restent, tout en se révoltant
au moment du danger imminent qui menace surtout leur bien-aimés, des héros
vertueux.
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II. Amour passionDestructeur de l’ordre établi, l’amour tabou, interdit, forcé, violent,
unilatéral, amour passion, se veut l’élément essentiel du point de vue des
changements profonds au niveau psychique des héros ayant pour
conséquence les changements comportementaux notables. Or, il n’est jamais
seul. L’amour passion se veut certainement l’élément le plus productif quant
aux bouleversements de l’esprit et l’action même, pourtant il n’est jamais
question dans l’œuvre racinien d’un seul facteur qui agit. Cet amour passion
subit des influences de la part de l’amour tendre et il « hésite » en fonction de
ces influences. Nous allons découvrir ces derniers tout de suite à travers les
analyses concrètes des situations que nous considérons essentielles. Nous
allons scruter la profondeur psychique des personnages, nous allons
apprendre quels sont les motifs qui les déterminent et d’où ces motifs
proviennent. Nous allons apprendre que c’est toujours l’amour qui est au
centre, que se soit son déficit ressenti subjectivement, l’absence totale, ou son
compagnon endormi, la jalousie.
Désormais il faut distinguer deux types d’amour tendre, celui des amants
et les autres types d’amour tendre tels que, surtout, l’amour parental et
fraternel qui jouent le rôle important dans les pièces. Le frottement entre
l’amour tendre des amants et l’amour passion violent a été déjà esquissé à
travers les notions de l’obligation et de la révolte. Maintenant il est temps de
nous pencher plus profondément sur le second cas : sur, justement, les
frottements entre avant tout l’amour tendre parental et l’amour passion. Or, afin
que notre analyse soit complexe il faut voir aussi ces frottements dans leur
complexité ce qui ne serait pas possible si nous ne prenions pas en
considération les défauts et les qualités caractériels des personnages. Nous
allons voir combien par exemple l’amour-propre et l’amour maternel insatisfaits
influencent le comportement d’un des héros.
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II.I. Amour forcé Comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus, la première collision
entre l’amour tendre (des amants) et l’amour passion se réalise sur le terrain
de l’amour forcé. Il s’agit de la manière la plus traditionnelle d’opposer les
deux, c’est-à-dire il suffit d’introduire une tierce personne, de faire aimer une
femme par deux hommes. Ceci est le cas dans trois des sept tragédies
choisies, dans Mithridate, Britannicus et Bérénice. L’analyse précédente de
Bérénice a démontré que le triangle amoureux qui y apparaît n’a pas une
grande importance pour l’évolution des événements tandis que dans
Britannicus le triangle a une fonction spécifique. L’analyse de ses spécificités
fera partie non seulement du présent chapitre mais aussi de celui intitulé
« Amour et ruse ». Dans le présent chapitre nous considérons inutile d’étudier
l’abus de l’amour tendre tel quel qu’il est d’ailleurs facilement repérable dans la
pièce. Notre intention est de nous focaliser surtout au désarroi interne dont le
comportement de Néron se caractérise avant l’entreprise même.Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée;/ Mais, Madame, je veux prévenir le danger/ Où son ressentiment le pourrait engager./ Je ne veux point le perdre. Il vaux mieux que lui-même/ Entende son arrêt de la bouche qu’il aime./ Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,/ Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux. (Br, Néron, p. 24)
Par ce discours Néron tombé amoureux de Junie commence, sans avoir
pu la fléchir en lui faisant la cour, à s’engager dans la voie de la ruse et de la
violence. Or, l’essentiel est de savoir : Qu’est-ce qui engage Néron à agir
ainsi ? Bien sûr il s’agit tout d’abord de l’amour passion pour une femme
adorable (qui saisit tout d’un coup le cœur de Néron). L’amour violent qui se
veut satisfait à tout prix ne se révèle entièrement que lors de l’entretien crucial
entre Junie opprimée et son persécuteur Néron. Nous pouvons cependant
reconnaître les traits de l’amour passion déjà dans l’extrait suivant qui précède
l’entretien mentionné.J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdu;/ Immobile, saisi d’un long étonnement,/ Je l’ai laissé passer dans son appartement./ J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,/ De son image en vain j’ai voulu me distraire./ Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler;/ J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler./ Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce;/ J’employais les soupirs, et même la menace./ Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,/ Mes yeux, sans se fermer ont attendu le jour. (Br, Néron, p. 15)
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« J’employais les soupirs, et même la menace » reflète d’une violence
cachée. Voilà la base de l’action, la passion s’est trouvé une proie. Cependant,
Néron qui est une personnalité très complexe, comme nous allons l’apprendre
plus tard à travers l’analyse de la relation avec sa mère, a besoin d’être
encouragé pour une telle entreprise, pour forcer Junie. Sans cela il se montre
plutôt incertain. Ce sera Narcisse qui saura l’influencer profondément. Ce ne
sera donc pas par une simple rivalité amoureuse que Néron décidera de
rompre le lien entre Junie et Britannicus même si elle joue son rôle
naturellement.Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,/ Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,/ Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,/ D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,/ Las de votre grandeur et de sa servitude,/ Entre l’impatience et la crainte flottant:/ Il allait voir Junie, et revenait content. (Br, Narcisse, p. 16-17) Ce sera l’ego blessé qui se fera entendre, la peur d’être privé de l’autorité
qui, malgré quelques hésitations supplémentaires, l’emportera sur la vertu de
l’empereur. Voilà les caractéristiques intrinsèques personnelles qui surgissent.
Parmi eux l’incertitude, l’orgueil, la vertu. Cette dernière se traduit par
l’intermédiaire des hésitations qui occupent l’esprit de Néron avant sa décision
résolue de menacer Junie. Ses hésitations prennent source non seulement
dans l’honneur même mais aussi dans la peur et le respect pour Agrippine, sa
mère ambitieuse. Néron se défend de toutes ses forces de devenir le tyran
ambitieux.Quoi donc ? qui vous arrête,/ Seigneur ?/Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,/ Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus. (Br, Narcisse, p. 17)
Seulement le propos de Narcisse tentateur sera décisif :Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?/ Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle. (Br, Narcisse, p. 18)
Peu de temps après la cour que Néron fera à Junie se caractérise déjà
par l’orgueil récemment encouragé. Son orgueil l’emporte pour l’instant.Je vous nommerais, Madame, un autre nom,/ Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron./[…]/ Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,/ En doit être lui seul l’heureux dépositaire. (Br, Néron, p. 21-22)
Il y a alors plusieurs éléments qui alternent en ce qui concerne la décision
et l’acte de forcer Junie. A côté de l’orgueil caché dans la profondeur de l’âme
de Néron, qui a toujours besoin de l’appui de la part de Narcisse et qui se
montrera l’élément le plus important finalement, c’est naturellement l’amour
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pour Junie et par la suite la jalousie par rapport à Britannicus, à laquelle Junie
contribue par ces propos peu discrets en avouant leur sentiment réciproque,
qui emmèneront Néron à se déclarer ainsi :Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame./ Renfermez votre amour dans le fond de votre âme./ Vous n’aurez point pour moi de langages secrets;/ J’entendrai des regards que vous croirez muets;/ Et sa perte sera l’infaillible salaire/ D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire. (Br, Néron, p. 25)
Il faut souligner que cette jalousie n’incorpore pas en réalité qu’une
simple rivalité amoureuse. Elle contient une dimension de plus, dimension de
la jalousie fraternelle, comme nous allons le prouver dans chapitre « Amour
et ruse ». Voilà quelques-uns des traits qui participent à la complexité
psychologique de l’un des personnages. Qu’il y a un amour, amour maternel insatisfait, derrière le comportement orgueilleux de Néron nous l’apprendrons
lors de l’analyse de la relation mère-fils dans chapitre « amour maternel ».
Examinons maintenant encore une autre situation de l’abus de l’amour
tendre et cette fois-ci prêtons notre attention à la révolte (de celui-ci), qui
apparaît la plus explicite dans Mithridate et qui saura influencer profondément
l’amour passion. Mithridate ruse par sa nature, comme nous allons l’esquisser
dans le chapitre suivant, il recourt lui aussi à dresser les pièges pour usurper
au besoin l’amour tendre de quelqu’un d’autre, d’une femme qui par son cœur
appartient à un autre. La complexité du fait sera travaillée en détail dans le
chapitre « Amour et ruse » puisque nous considérons nécessaire que les
informations sur la relation de Mithridate et son fils précèdent une telle analyse.
Pour cette raison nous voudrions dans le présent chapitre juste documenter la
lutte même entre l’amour tendre et l’amour passion.
Le doute semé par Pharnace provenant de la jalousie, qui elle-même se
veut complexe à tel point qu’elle sera réinterprétée plus tard, comble tous les
doutes précédents qui pèsent depuis toujours sur l’esprit de Mihtridate.
Désormais il décide de se servir d’un moyen assez bas quoique ingénieux pour
découvrir la vérité. Il se montre jaloux de Pharnace dont il sait le penchant pour
Monime et se plaint d’une telle alliance et en parallèle prétend une fausse
espérance pour son autre rival, pour le fils Xipharès, afin de convaincre
29
Monime qu’il s’agirait de choisir des deux maux le moindre si elle avait choisi
celui-ci. Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace:/ Quand je me fais justice, il faut qu’on se la fasse./ Je ne souffrirai point que ce fils odieux,/ Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,/ Possédant une amour qui me fut déniée,/ Vous fasse des Romains devenir l’alliée./ Mon trône vous est dû. Loin de m’en repentir,/ Je vous y place même, avant que de partir,/ Pourvu que vous vouliez qu’une main qui m’est chère,/ Un fils, le digne objet de l’amour de son père,/ Xipharès, en un mot, devenant votre époux,/ Me venge de Pharnace, et m’acquitte envers vous. (M, Mithridate, p. 103-104)
Je le répète encor : c’est un autre moi-même,/ Un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime,/ L’ennemi des Romains, l’héritier et l’appui/ D’un empire et d’un nom qui va renaître en lui; / Et, quoi que votre amour ait osé se promettre,/ Ce n’est qu’entre ses mains que je puis vous remettre. (M, Mithridate, p. 104)
Monime n’est pourtant point naïve pour croire tout de suite à de tels
propos et elle exprime ouvertement sa méfiance par « Pourquoi, Seigneur,
pourquoi voulez-vous m’éprouver ? » (M, Monime, p. 104). Mais elle succombe
peu de temps après à une nouvelle insistance de la part de Mithridate.Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser/ Qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer. (M, Monime, p. 105)
Dès maintenant elle souscrit à la condamnation non seulement de son
amour pour Xipharès mais aussi elle mettra en péril Xipharès même de la
punition duquel Mithridate se fera désormais des projets. Tu périra. Je sais combien ta renommée/ Et tes fausses vertus ont séduit mon armée./ Perfide, je te veux porter des coups certains. (M, Mithridate, p. 106)
Mais enfin Monime, ayant trois fois résisté avant se faire convaincre de la
bonté perfide de Mithridate, reprend sa sûreté et affronte audacieusement le
perfide en lui reprochant son adresse malveillante qu’elle nomme barbarie.
À son nouvel appel de devenir sa femme, qui paraît déplacé, elle riposte sans
détour en voulant le forcer en retour à avoir honte et en voulant faire appel
à son honneur dévalorisé:Quoi ? Seigneur, vous m’auriez donc trompée ? (M, Monime, p. 112)
Nous assistons ici à la révolte de l’amour tendre opprimé par l’amour
passion. Comme nous l’avons déjà dit, dans aucune des pièces de la liste, la
révolte de l’amour tendre n’est si directe. Jusqu’ici le dévouement, propre
à l’amour tendre, l’abnégation de soi-même, le comportement vertueux et
soumis étaient les seules caractéristiques des héros tendres, de ceux qui
deviennent les victimes. Du coup Monime représentant une héroïne positive
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dont le caractère vertueux était prouvé dans le chapitre « Amour et devoir »
représente désormais également l’héroïne qui montre son ego offensé et
l’audace et qui se révolte à son oppresseur. D’abord elle avertit son bien-aimé
du danger qui vient de prendre des contours concrets, puis elle fait sentir à Mithridate son mépris et sa domination morale par les mots, par la manière
susceptible de blesser plus que les actes. Néanmoins, elle est prête à faire
tout pour ne pas devoir satisfaire au devoir devenu importun plus que jamais.
Elle essaiera de se libérer de la violence de Mithridate par la tentation de se
suicider. Toutefois admirons encore de plus près son orgueil légitime qu’elle
appelle au secours au moment de l’entretien avec Mithridate, ayant compris
qu’il l’avait trompée. Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m’avez arrachée/ A cette obéissance où j’étais attachée;/ Et ce fatal amour dont j’avais triomphé,/ Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,/ Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,/ Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincu. […]/ Toujours je vous croirais incertain de ma foi;/ Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi/ Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,/ Qui c’est acquis sur moi ce cruel avantage,/ Et qui, me préparant un éternel ennui,/ M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui. (M, Monime, p. 114)
Je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête;/ Mais le dessein est pris: rien ne peut m’ébranler. Jugez-en, puisqu’ ainsi je vous ose parler,/ Et m’emporte au delà de cette modestie/ Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie. (M, Monime, p. 114-115)
Jugeons par le monologue suivant quel impact avait un tel propos sur
Mithridate. Il témoigne de l’esprit touché, quoique passagèrement. Peu s’en faut que mon cœur, penchant de son côté,/ Ne me condamne encor de trop de cruauté ? Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ? Non, non, plus de pardon, plus d’amour pour l’ingrate./ Ma colère revient, et je me reconnais. (M, Mithridate, p. 115)
Pour pouvoir comprendre la victoire de l’héroïne vertueuse sur une
passion violente de Mithridate, nous avons besoin de prêter attention à la
complexité psychologique qui caractérise ce dernier.
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III. Amour parentalBien que nous devions classer ce type d’amour plutôt dans la catégorie
de l’amour tendre, l’amour parental témoigne d’une telle complexité dans
l’œuvre racinienne qu’il mérite d’être traité séparément de toute classification.
L’amour parental est une forme d’amour où on s’attendrait plutôt à des
sacrifices, à la compréhension et non aux exigences cruelles, voire
inhumaines. Or, dans l’œuvre racinienne la relation entre les enfants et les
parents semble être basée sur une prémisse du respect inconditionnel,
exigeant d’honorer ses parents quoi qu’il advienne. Notre analyse va montrer
quelques caprices de l’amour parental qui se veut muni de tous droits, droits de
revendiquer la sagesse, la vénération, dont la seule exception est
Clytemnestre, plus mère que reine. Mais il y a d’autres exemples plus
complexes sur lesquels nous voudrions bien attirer notre attention.
L’amour maternel d’Agrippine est marqué du désir de dominer, de
régner, à tel point que la question de l’amour devient épisodique, au moins
pour ce qui est de sa manifestation explicite. Le thème tourne autour des droits
de gouverner l’Etat, mais l’affection maternelle se trouve, selon notre opinion,
cachée au-dessous et c’est elle avant tout qui détermine le comportement
lamentable de la mère Agrippine et par la suite celui de Néron.
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III.I. Amour maternel Nous avons la possibilité d’examiner ce type d’amour dans la deuxième
œuvre de notre liste, dans Britannicus. Néron et Agrippine, ayant une relation
assez compliquée, oscillent entre les tentations de désavouer l’un l’autre, de lui
montrer sa propre dominance mais derrière lesquels il faut voir les sentiments
de l’insuffisance de l’amour reçu de la part de l’autre, une insuffisance très fort
ressentie bien que masquée par des insultes. Leur rapport est déterminé par
un manque mutuel d’effort de se rapprocher l’un de l’autre ce qui a entraîné
des malentendus et des soupçons culminant dans les menaces. Nous
voudrions analyser plus en détail leur relation dans le chapitre intitulé « Amour
et désir du pouvoir ». Maintenant nous voudrions essayer d’attirer l’attention
sur le fait que justement l’affection maternelle non satisfaite a pu figurer
au commencement de toute action comme source de transformation
d’Agrippine en un adversaire avide du pouvoir, ce qui n’est pas du tout évident
à première vue.
Déjà l’extrait suivant se veut ambigu, c’est-à-dire qu’il est interprétable en
tant que preuve du désir égoïste d’Agrippine d’usurper les droits de régner et
de l’autre côté tout simplement comme un soupir maternel. La personnalité
d’une souveraine privée de son pouvoir et d’une mère repoussée s’y
confondent. Ai-je mis dans sa main le timon de l’Etat/ Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?/ Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père,/ Mais, qu’il songe un peu qu’Agrippine est sa mère./ De quel nom cependant pouvons-nous appeler/ L’attentat que le jour vient de nous révéler ? (Br, Agrippine, p. 3)
Pour prouver la présence de l’amour maternel dans le comportement et la
réflexion d’Agrippine, nous rappelons ici un discours instaurant le thème de la
maternité. C’est à travers son discours à elle qu’on apprend combien elle doit
se sentir méprisée :César ne me voit plus, Albine, sans témoins;/ En public, à mon heure, on me donne audience./ Sa réponse est dictée, et même son silence./ Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,/ Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens./ Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite;/ De son désordre, Albine, il faut que je profite./ J’entends du bruit; on ouvre. Allons subitement/ Lui demander raison de cet enlèvement:/ Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme./ Mais quoi? déjà Burrhus sort de chez lui? (Br, Agrippine, p. 5)
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Le phénomène de la maternité d’Agrippine se fait ressentir aussi par
l’intermédiaire du discours d’autres personnages. C’est Burrhus qui incite
Agrippine à agir avec Néron en mère. On ne le lui aurait peut-être pas conseillé
si on n’avait pas supposé qu’elle en était capable. Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence;/ D’une mère facile affectez l’indulgence. (Br, Burrhus, p. 10)
En comparaison, la persuasion de la confidente d’Agrippine a un impact
très faible. Néanmoins elle cache d’autres traits assez importants pour notre
analyse.Quoi? vous à qui Néron doit le jour qu’il respire,/ Qui l’avez appelé de si loin à l’empire?/ Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,/ Avez nommé César l’heureux Domitius?/ Tout lui parle, Madame en faveur d’Agrippine:/ Il vous doit son amour. (Br, Albine, p. 2)
Déjà l’extrait cité exprime plus que la maternité pure. C’est une maternité conditionnée, c’est-à-dire amour maternel qui attend des récompenses pour
ses sacrifices d’autres fois. On se demande alors si ce n’est qu’une projection
psychologique de chercher des preuves d’un aspect maternel chez Agrippine.
Car tout discours d’Agrippine, tout en commençant par un soupir soi-disant
maternel, ne se développe que pour finir par témoigner l’envers, l’aspect
égoïste d’Agrippine. Un peu moins de respect, et plus de confiance./ Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit:/ Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit./ Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,/ Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore,/ Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,/ Que mon ordre au palais assemblait le sénat,/ Et que, derrière un voile, invisible et présente/ J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante./ Des volontés de Rome alors mal assuré,/ Néron de sa grandeur n’était point enivré. (Br, Agrippine, p. 4)
Il parait que l’amour d’Agrippine est à tout moment conditionné par le
respect et la reconnaissance à l’égard de sa personne. Elle ne souligne pas en
vain, à tout moment, tout ce qu’elle a du sacrifier pour pouvoir assurer le règne
à son fils.
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III.II. Amour paternel Il y a trois type d’amour paternel que nous pourrions examiner. Celui
d’Hyppolite et de Thésée, d’Agamemnon et Iphigénie et finalement celui de
Mithridate et Xipharès. Le premier ne représente pas un terrain intéressant
pour notre analyse. Des deux suivants, le plus intéressant est l’amour paternel
de Mithridate. Par quoi est-il si différent ? Ils s’agit du conflit entre l’amour tendre pour un fils et l’amour passion pour une femme qui se heurtent l’un
à l’autre dans un cœur malheureux. L’analyse des effets d’un tel conflit fera
partie du chapitre « Amour prisonnier d’une stratégie maligne ». Contentons-
nous pour l’instant d’une analyse de l’amour paternel pur, qui se veut
forcément préalable à toute autre analyse plus complexe du comportement du
personnage en question, de Mithridate.
À première vue il semble que l’amour paternel de Mithridate soit
conditionné comme déjà celui d’Agrippine. Mithridate montre une très forte
affection à l’égard de l’un de ses deux fils, Xipharès. Néanmoins l’évaluation de
cette affection pourrait poser des problèmes car l’amour semble être, comme
nous l’avons dit, conditionné pareillement comme chez Agrippine par une
vénération perpétuelle revendiquée et par l’obligation de donner à Mithridate
des preuves du dévouement illimité. Vaillance représente un des traits les plus
appréciés chez Xipharès, vaillance à défaut de laquelle son frère Pharnace
sera répudié. Nous pouvons l’observer dans les discours prononcés par
Mithridate lui-même, où il « trahit » en quelque sorte son amour pour Xipharès
en cherchant des raisons pour pouvoir lui garder la confiance parmi ses actions
héroïques - parmi lesquelles par exemple la défense de Mithridate contre la
trahison de sa femme, mère de Xipharès - au lieu de lui porter l’affection
inconditionnelle. La relation de Mithridate et de son fils Xipharès paraît
unilatérale. Pourtant l’extrait suivant témoigne de la fausseté d’un tel
raisonnement. Écoute. À travers ma colère,/ Je veux bien distinguer Xipharès de son frère./ Je sais que, de tout temps à mes ordres soumis,/ il hait autant que moi nos communs ennemis;/ Et j’ai vu sa valeur, à me plaire attachée/ Justifier pour lui ma tendresse cachée./ Je sais même, je sais avec quel désespoir,/ À tout autre intérêt préférant son devoir,/ Il courut démentir une mère infidèle,/ Et tira de son crime une gloire nouvelle;/ Et je ne puis encor ni n’oserais penser/ Que ce fils si fidèle ait voulu m’offenser. (M, Mithridate, p. 84)
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Une seule phrase a suffi à l’auteur pour persuader le spectateur de
l’authenticité du penchant paternel de Mithridate. La phrase « Justifier pour lui
ma tendresse cachée » montre que toute recherche des vertus du fils
Xipharès n’est que postérieure à l’amour paternel ressenti au fond du cœur.
L’authenticité du penchant de Mithridate envers Xipharès est encore
renforcée par plusieurs moments d’hésitation de Mithridate, qui se défend de
succomber à la tentation de croire à la trahison de son fils. Les monologues de
Mithridate témoignent de l’humanité et de la profondeur dont le personnage est
capable. Ce qui produit comme effet secondaire la vraisemblance, à la
différence du dévouement absolu de Xipharès ou celui de Monime qui ne
paraissent point véridiques de nos jours. Je ne le croirai point ? Vain espoir qui me flatte !/ Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate !/ Xipharès mon rival ? et, d’accord avec lui,/ La Reine aurait osé me tromper aujourd’hui ?/ Quoi ? de quelque côté que je tourne la vue,/ La foi de tous les cœurs est pour moi disparue ?/ Tout m’abandonne ailleurs ? tout me trahit ici ?/ Pharnace, amis, maîtresse; et toi, mon fils, aussi?/ Toi de qui la vertu consolant ma disgrace…/ Mais ne connais-je point le perfide Pharnace?/ Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux/ Qu’arme contre son frère un courroux envieux,/ Ou dont le désespoir, me troublant par des fables, / Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables!/ Non, ne l’en croyons point; et, sans trop nous presser,/ Voyons, examinons. (M, Mithridate, 102)
Pour pouvoir juger le penchant sournois de Mithridate à dresser les
pièges qui se lit dans les mots „Le ciel en ce moment m’inspire un artifice“ il
faut prendre en considération son comportement dans sa complexité qui
dépend des occurrences qui lui sont peu favorables. Mithridate est un vieil
homme vaincu, malheureux. Ces deux faits sont déjà suffisants pour qu’on
comprenne sa facilité à se laisser convaincre de la trahison de son fils. Il ne
faut pas donc se laisser tromper par des caractéristiques, si avertisseuses
qu’elles soient, que les deux fils donnent de leur père. Pharnace décrit son
père comme un homme atroce, impitoyable. Mithridate revient, peut-être inexorable:/ Plus il est malheureux, plus il est redoutable;/ Le péril est pressant plus que vous ne pensez./ Nous sommes criminels, et vous le connaissez:/ Rarement l’amitié désarme sa colère;/ Ses propres fils n’ont point de juge plus sévère;/ Et nous l’avons vu même à ses cruels soupçons/ Sacrifier deux fils pour de moindres raisons./ Craignons pour vous, pour moi, pour la Reine elle-même:/ Je la plains d’autant plus que Mithridate l’aime./ Amant avec transport, mais jaloux sans retour,/ Sa haine va toujours plus loin que son amour./ Ne vous assurez point sur l’amour qu’il vous porte:/ Sa jalouse fureur n’en sera que plus forte. (M, Pharnace, p. 80)
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L’aspect impitoyable de Mithridate tout en étant indéniable se relativise en
quelque sorte dès que le lecteur apprend qu’il y a, malgré tout le scepticisme
de Pharnace, des choses que Mithridate saurait pardonner.Ah ! c’est le moindre prix qu’il se doit proposer, Si le ciel de mon sort me laisse disposer./ Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême:/ Je tremblais, je l’avoue, et pour un fils que j’aime,/ Et pour moi qui craignais de perdre un tel appui,/ Et d’avoir à combattre un rival tel que lui./ Que Pharnace m’offense, il offre à ma colère/ Un rival des longtemps soigneux de me déplaire,/ Qui toujours des Romains admirateur secret,/ Ne s’est jamais contre eux déclaré qu’à regret;/ Et s’il faut que pour lui Monime prévenue/ Ait pu porter ailleurs une amour qui m’est due,/ Malheur au criminel qui vient me la ravir,/ Et qui m’ose offenser et n’ose me servir !/ L’aime-t-elle ? (M, Mithridate, p. 86)
Mais s’il est capable de pardonner quant à la perte du territoire, il n’en est
plus capable quant à l’amour pour Monime, quant à la passion. Malgré toutes
les différences entre le penchant pour Pharnace et celui pour Xipharès, ce
dernier devient égal à son frère aux yeux de Mithridate dès le moment où celui-
ci apprend la vérité.
Ils aiment. C’est ainsi qu’on se jouait de nous./ Ah ! fils ingrat. Tu vas me répondre pour tous./ Tu périras. Je sais combien ta renommée/ Et tes fausses vertus ont séduit mon armée./ Perfide, je te veux porter des coups certains:/ Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins, / Et, faisant à mes yeux partir les plus rebelles,/ Ne garder près de moi que des troupes fidèles./ Allons. Mais, sans montrer un visage offensé,/ Dissimulons encor, comme j’ai commencé. (M, Mithridate, p. 106)
L’extrait marque le moment où le combat intérieur entre les deux types
d’amour, amour tendre paternel et amour passion, se résout en victoire de ce
dernier. Mithridate ne s’intéresse même pas à l’explication de la part de
Xipharès. Il est prêt à le répudier. La seule chose qui a sauvé le malheureux
Xipharès était sa vaillance dans laquelle Mithridate a voulu voir le dévouement
absolu vis-à-vis de sa propre personne. C’est à ce moment que l’amour
paternel, conditionné par le comportement vertueux de Xipharès, l’emporte
à son tour sur l’amour passion. Cependant, il nous semble qu’il ne s’agit que
d’une victoire à la Pyrrhus.
En examinant la relation Mithridate-Xipharès nous avons eu affaire à un
trait important de notre analyse à savoir le conflit de l’amour passion et l’amour
tendre, cette fois-ci intériorisé, enfermé à l’intérieur d’une personne. Le conflit
interne de ce genre représente un dernier degré qu’un tel conflit pourrait
atteindre (voir chapitre « Amour et ruse »).
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Néanmoins, si nous devions citer un autre type d’amour paternel
exceptionnel ce serait celui d’Agamemnon et Iphigénie. Ni cet amour, quoi qu’il
soit profond et véritable, n’évitera les épreuves. Cette fois-ci, les difficultés ne
sont pas dues à l’intervention d’une tierce personne suscitant la passion, non
plus qu’à un conflit tel qu’on l’a examiné au-dessus, mais elles proviennent du
fond du cœur du héros même, de son ego et du désir de la gloire, ce qui dans
le contexte en question sera difficilement acceptable. Un père qui est prêt
à sacrifier sa propre fille pour gagner la faveur des dieux et par conséquent
satisfaire au besoin de sa propre gloire est sûrement digne de mépris.
Néanmoins, avant de juger, examinons de plus près tous les mouvements
d’âme du personnage pour ne pas être injustes. Agamemnon est caractérisé
par un repentir fortement ressenti dès le premier moment. Il est vrai, qu’il sera
assez passif en voulant renverser le destin mais cette passivité du héros
résulte en partie du caractère incontournable du sort qui s’y ajoute. On ne
badine pas avec les dieux.
Toutefois dans la tragédie en question nous avons affaire à un amour
parental de qualité. Agamemnon désespère vraiment d’avoir consenti
au sacrifice, Le sort auquel il se livre y joue un grand rôle. Son affection
inconditionnelle mais aussi sa passivité se dessinent très bien dans l’extrait
suivant.Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas,/ Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,/ Peut-être s’applaudit des bontés de son père,/ Ma fille…Ce nom seul, dont les droits sont si saints,/ Sa jeunesse, mon rang, n’est pas ce que je plains./ Je plains mille vertus, une amour mutuelle/ Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,/ Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer/ Et que j’avais promis de mieux récompenser./ Non, je ne croirai point, o ciel, que ta justice/ Approuve la fureur de ce noir sacrifice./ Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver:/ Et tu me punirais si j’osais l’achever. (I, Agamemnon, p. 133)
« Sa jeunesse, mon rang, n’est pas ce que je plains » ces paroles
témoignent un amour pur, inconditionnel, mutuel. Les termes tels que piété ou
tendresse, représentant les synonymes de l’amour, servent à l’accentuer
encore plus. La passivité, la soumission au sort et le sentiment de
l’impuissance, sont reconnaissables à leur tour dans « Non, je ne croirai point,
o ciel, que ta justice/ Approuve la fureur de ce noir sacrifice. » . Agamemnon
s’abandonne absolument au caprices du sort malgré quelques essais de se
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révolter passivement au destin, pour la première fois en envoyant la lettre
d’avertissement. Vas, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse./ Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,/ Découvrir à ses yeux mon funeste secret./ Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée,/ Ignore à quel péril je l’avais exposée./ D’une mère en fureur épargne-moi les cris;/ Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris./ Je leur écris qu’Achille a changé de pensée,/ et qu’il veut désormais jusques à son retour/ Différer cet hymen que pressait son amour. (I, Agamemnon, p. 134)
La manière dont Agamemnon a voulu changer le cours des événements
à venir n’était pas du tout honnête, c’est indéniable. La dissimulation dont il se
sert pour sortir d’une situation précaire mériterait certes la condamnation de la
part du lecteur.
Cependant il y a une phrase dont les mots « Que, s’il se peut, ma fille,
à jamais abusée,/ Ignore à quel péril je l’avais exposée » pourraient revêtir une
double signification. Premièrement selon tout le contexte de l’extrait cité il ne
s’agit que de la tentation d’éviter facilement, sans trop de complications, le
conflit désagréable qui aurait certainement suivi, selon les mots qui suivent et
qui témoignent de la crainte d’Agamemnon : « D’une mère en fureur épargne-
moi les cris ». Désormais Agamemnon n’a plus peur ni des dieux ni des rois
alliés, il redoute la perte de l’amour filial tellement apprécié et les cris de la
mère. C’est sa propre personne qu’il veut protéger.
Il y a tout de même encore l’autre côté à savoir celui de l’amour paternel
pur qui poursuit le but de ne pas affliger le cœur qui lui est si cher. L’aspiration
à ne pas blesser les sentiments de la fille devient un souci principal. La colère
redoutable de la mère ne représente qu’un problème parallèle.
La deuxième tentative de renverser le cours des événements est la
tentative de décourager Achille, ignorant toujours la vraie raison et son propre
outrage, de la conquête de Troie. Le fait que l’amour paternel d’Agamemnon
va jusqu’à renoncer à la gloire guerrière justifie entièrement le classement de
l’amour paternel d’Agamemnon dans la catégorie de l’amour pur même s’il y
arrive encore à l’aide d’une ruse, c’est-à-dire en faisant allusion à la prédiction
de la mort d’Achille, ce qui n’est qu’un prétexte pour sauver sa fille.
On se demande qu’elle est la nature du sentiment qui empêche
Agamemnon d’agir franchement ? Le motif du roi impuissant à la manière de
Titus réapparaît. Nous avons parlé de l’ego et du désir de la gloire qui ont
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obligé Agamemnon à consentir au sacrifice. À peine le pacte étant conclu il a
honte d’avoir succombé à un tel penchant au lieu de persévérer dans son
amour paternel. C’était le roi, le conquérant, qui a décidé le premier. Le père n’a
pas attendu trop longtemps pour se faire voir. Il aurait peut-être réussi à réparer
les torts s’il n’était pas sous l’influence forte des rois alliés, sous l’influence de
son statut royal et les devoirs qui y sont liés. Agamemnon est alors toujours
exposé au fait d’une responsabilité liée au roi ce que les autres lui font ressentir
sans cesse. Son statut le détermine fort et il y cède. Dans Bérénice on dirait :
« Il faut régner » (Bé, Titus, p. 311). Ce roi meneur tout puissant change alors en
roi père impuissant. Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance,/ Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence/ Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,/ Par des larmes au moins soulager ma douleur!/ Triste destin des rois/ Esclaves que nous sommes/ Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,/ Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins;/ et les plus malheureux osent pleurer le moins ! (I, Agamemnon, p 141)
Le combat interne entre dans une nouvelle dimension. D’abord c’était le
ego qui a l’emporté sur l’amour, maintenant c’est le respect au devoir, quoi que
devenu importun pour Agamemnon, qui l’emporte sur la tendresse paternelle.
Mais il n’est pas lieu ici de développer les analyses du comportement du
héros, nous voulions juste attirer l’attention sur la profondeur de l’âme qui
caractérise le personnage et dont la base est sans toute contestation l’amour,
l’amour paternel.
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IV. Amour – déclencheur, animateur de l’action
Nous avons esquissé les principaux aspects de l’amour qui jouent le rôle
principal dans la tragédie racinienne. Par quelques allusions et brefs exemples
nous avons déjà fait observer comment ce sentiment fonctionne en tant que
mécanisme déclencheur de toutes sortes de mouvements d’âme et qui se veut
par la suite porteur essentiel des changements profonds psychiques des
personnages. Dans le présent chapitre nous voudrions bien porter plus
d’attention à ce mécanisme et ses effets en fonction des défauts des
personnages, pour pouvoir mieux comprendre la complexité et la profondeur
de l’âme peinte par Racine.
C’est toujours l’amour, émotion propre à tout homme, qui en représente
l’ingrédient fondamental et indispensable.
IV.I. Amour et désir du pouvoirNous avons déjà essayé de faire voire le côté maternel d’Agrippine.
Cependant dans son cas nous en sommes venus à la conclusion qu’il serait
difficile de décoder si c’est son amour maternel non satisfait qui prime ou
plutôt son propre ego, désir du pouvoir qu’elle masque par l’affection, qui la
détermine dans son comportement. Or, cette question ne peut pas être
résolue, d’ailleurs ceci n’est pas le but, et nous ne prétendons point à y aspirer.
Le fait le plus important est que ce déséquilibre existe et qu’il sera fortement
ressenti par Néron, son fils, et qu’il aura des conséquences fatales non
seulement pour les deux personnages, aussi mais pour tous les autres. Voilà la
base de la tragédie en question. Nous avons déjà, comme nous venons de le
dire, esquissé dans le chapitre « Amour maternel » comment l’amour maternel
et la passion sous forme de désir d’autorité se confondent au cœur
d’Agrippine. Examinons maintenant plus profondément ce déséquilibre et
surtout son influence considérable sur l’état d’esprit de Néron qui
apparemment souffre beaucoup de la sévérité de sa mère et fini par recourir
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à son propre égoïsme. Cette transformation de Néron que nous pouvons
appeler aussi résignation (à la vertu, à l’amour maternel) sera par la suite la
cause du meurtre de Britannicus.
L’obsession d’Agrippine à la pensée d’être déshéritée de son pouvoir, de
l’honneur qu’on lui doit, qui se dessine tout au long de l’histoire et dont on peut
trouver bien des preuves explicites dans la tragédie, aura un impact
considérable sur la manière de penser de Néron qui essaiera tout pour
s’éloigner de la vue et des reproches de sa mère.Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine,/ Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine./ L’ombre seule m’en reste, et l’on n’implore plus,/ Que le nom de Sénèque et l’appui de Burrhus. (Br, Agrippine, p. 5)
Or, les objections et les plaintes d’Agrippine qu’on ne l’honore plus ne
sont pas tout à fait justes. Le second extrait en est preuve. Nous revenons à la
question de l’amour maternel. Agrippine à travers la revendication de la
dépendance de son fils ne réclame-t-elle pas en quelque sorte la preuve de
l’amour de la part de son fils ? De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère,/ Ainsi que par César, on jure par sa mère./ L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour/ Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour;/ Mais le doit-il, Madame ? et sa reconnaissance/ Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ? (Br, Burrhus, p. 8)
Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix/ Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix./ En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,/ J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère:/ A ma confusion, Néron veut faire voir/ Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir./ Rome de ma faveur est trop préoccupée/ Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,/ Et que tout l’univers apprenne avec terreur/ A ne confondre plus mon fils et l’Empereur./ Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire/ Qu’il doit avant ce coup affermir son empire;/ Et qu’en me réduisant a la nécessité/ D’éprouver contre lui ma faible autorité,/ Il expose la sienne; et que dans la balance/ Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense. (Br, Agrippine, p. 10)
Le besoin d’être utile, d’être appréciée amène Agrippine à des états assez
sombres (de son esprit). Elle oscille entre les revendications sous forme de
soupirs calmes et les états plus résolus où elle profère des menaces de peur
qu’elle ne soit oubliée. L’impression d’être privée de domination même sur son
fils, aspect violent de l’amour maternel, est la vraie cause de son
condamnation de l’enlèvement de Junie. Ce qui ressort des vers suivants. Quoi ? Tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale./ Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale./ Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,/ Ma place est occupée, et je ne suis plus rien./ Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée,/ Inutile à la cour, en était ignorée;/ Les grâces, les honneurs par moi seule versés,/ M’attiraient des mortels les vœux intéressés./ Une autre de César a
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surpris la tendresse;/ Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse;/ Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,/ Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards./ Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée…/Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée./ Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,/ Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival. (Br, Agrippine, p. 32-33)
L’extrait qui vient d’être cité comporte presque tous les traits principaux
d’Agrippine. Nous pouvons y trouver l’amour maternel déshonoré qui se
manifeste à travers les sentiments d’abandon et d’ingratitude. Il y apparaît le
motif de la jalousie. Cette jalousie a deux faces comme presque tous les
phénomènes étudiés jusqu’ici. C’est une jalousie de belle-mère qui sera
désormais privée de tout empire sur son fils et celle d’une reine menacée et
privée de toute influence sur César. Elle ne cesse d’accentuer ses propres
mérites (forfaits, pour être précis) pour lesquels elle attend reconnaissance.
Elle nomme souvent son fils l’ingrat ce qui témoigne de l’ego blessé. Elle se
montre avide du pouvoir, mais n’est-il pas possible que toutes ses inclinaisons
à mettre en relief ses propres mérites aient comme source le désir d’entendre
de la bouche de son fils le témoignage de son amour filial. Ce déficit a pour
suite des menaces et des reproches propres à une mère pleine d’abnégation,
souffrant du sentiment du respect insuffisant de la part de son fils, mais aussi
à une ancienne souveraine qui succombe au sentiment de l’inutilité
personnelle.C’est le sincère aveu que je voulais vous faire:/ Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire:/ Du fruit de tant de soins à peine jouissant,/ En avez-vous six mois paru reconnaissant,/ Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,/ Vous avez affecté de ne me plus connaître./ J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,/ De l’infidélité vous tracer des leçons. (Br, Agrippine, p. 45)
Quoi qu’il en soit, si c’est ou non l’amour maternel qui se trouve
au commencement de tous les changements d’esprit d’Agrippine et de son
comportement qui se traduit par la poursuite de son fils et par les reproches, la
sévérité d’Agrippine influence très fort Néron qui ne voit derrière une telle
attitude que l’avidité du pouvoir et l’égoïsme qui l’incite lui-même par le
sentiment de menace à agir suivant son propre ego. Néanmoins Néron n’est
pas non plus dépourvu d’une certaine - si ce n’est pas affection - indulgence
envers sa mère. Nous avons ici une des preuves que Néron est un être
capable de compréhension. Il cherche en quelque sorte à l’excuser. N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,/ C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices./ Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir/ Le ministre
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insolent qui les ose nourrir./ Pallas de ses conseils empoisonne ma mère;/ Il séduit chaque jour Britannicus mon frère. (Br, Néron, p. 14)
Dans l’extrait suivant il exprime le respect pour sa mère mais en même
temps la peur qui le domine en face d’elle. Il se sent impuissant, il ressent le
devoir d’honorer sa mère mais de l’autre côté sa sévérité et son intransigeance
à elle l’incite finalement à se révolter contre elle, à s’affranchir de sa servitude.
Ici il parle en fils plutôt qu’en souverain intransigeant.
Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?/ Mon amour inquiet déjà se l’imagine/ Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé/ Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé,/ Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes,/ Me fait un long récit de mes ingratitudes./ De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?(Br, Néron, p 18)
Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,/ J’écoute vos conseils, j’ose les approuver,/ Je m’excite contre elle, et tâche à la braver:/ Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)/ Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,/ Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir/ De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir,/ Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle/ Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle;/ Mais enfin mes efforts ne me servent de rien:/ Mon génie étonné tremble devant le sien./ Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance/ Que je la fuis partout, que même je l’offense,/ Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis,/ Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis. (Br, Néron, p. 18-19)
Progressivement Néron s’endurcit à la suite des reproches injustes que
sa mère lui a faites durant leur unique entretien privé. Dans l’extrait suivant une
tentation résolue de s’affranchir de la mère usurpatrice se lit clairement.Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens./ Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine;/ Ce n’est point par leur choix que je me détermine./ C’est à moi seul, Madame, à répondre de vous;/ Et je veux de ma main vous choisir un époux. (Br, Néron, p. 21)
De l’analyse précédente nous pouvons en conclure que la peur qui
domine Agrippine trouve sa jumelle dans la peur de Néron, l’un et l’autre étant
hantés par une méfiance profonde qui fera d’eux les adversaires
inconciliables. Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus. (Br, Agrippine, p. 4)
Les préjugés qu’ils se font l’un de l’autre conditionnent considérablement
leur relation qui se transforme en lutte de deux adversaires politiques. Or, rien
n’est blanc et rien n’est noir. Même si on pouvait refuser l’idée de l’amour
maternel, l’aspect humanisant Agrippine, comme ne provenant que des
analyses trop subjectives dont le refus nous amènerait à considérer Agrippine
désormais comme un personnage exclusivement mauvais, on ne peut pas
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contester les traits positifs, humains, chez Néron qui est caractérisé
vertueux à plusieurs reprises et dont l’amour sous forme de l’indulgence envers
la mère a été prouvé. Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait/ Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?/ Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée,/ Au temps de ses consuls croit être retournée:/ Il la gouverne en père. Enfin, Néron naissant/ A toutes les vertus d’Auguste vieillissant. (Br, Albine, p. 2)
En plus il n’y a pas mal de tentations dans le comportement de Néron de
satisfaire sa mère. Malheureusement il succombe progressivement à la
pression des poursuites de sa part, las de la dépendance forcée; il se laisse
pousser par encouragement malicieux de la part de Narcisse. Le côté rétif
se réveille en lui grâce à quoi il finira par devenir un tyran avide du respect
absolu. Agrippine et Néron sont les personnages qui témoignent d’une
complexité psychologique remarquable. Ils s’influencent mutuellement et ces
influences négatives représentent un circuit fermé ou qui pis est une spirale où
de nouveaux torts se nourrissent des anciens torts (et ainsi de suite). Néron
succombe alors d’une part à des influences négatives provenant premièrement
de la personnalité d’Agrippine qui suscite en lui la peur, le respect mais aussi
le dégoût de la servitude à laquelle elle l’attache, deuxièmement de sa propre
nature, de son orgueil et son amour-propre et troisièmement provenant surtout
de la part du tentateur Narcisse qui est la cause de l’affermissement des deux
premières. Tout cela pour expliquer les défauts des personnages en question.
Abordons maintenant brièvement le revers de la médaille, il y en a toujours
un chez Racine. Nous avons déjà fait voir une certaine indulgence dont Néron
était capable envers sa mère. Le bon côté de la personnalité de Néron
à laquelle Burrhus fait appel au moment de la crise et qui complète
la psychologie du personnage en question est aussi significatif que ses
défauts, même s’il est obscurci parfaitement par ces derniers. Ce côté vertueux
a une grande importance pour l’analyse, centrée sur la psychologie, même s’il
n’a pas d’effets pratiques directs sur l’action même de la tragédie. Il est tout de
même nécessaire de reconnaître cette partie de sa personnalité pour pouvoir
mieux comprendre la profondeur psychologique de l’œuvre. Le côté vertueux
se lit dans la tirade entre Néron et Burrhus à l’acte IV., scène III, quand
Burrhus réussira à attendrir son maître et à le persuader d’abandonner les
projets amoraux, en faisant appel justement à sa vertu avant tout.
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Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits/ Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?/ C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître./ Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être:/ Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus;/ Vous n’avez qu’a marcher de vertus en vertus./ Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,/ Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,/ Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,/ Et laver dans le sang vos bras ensanglantés./ Britannicus mourant excitera le zèle/ De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle./ Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,/ Qui, même après leur mort, auront des successeurs:/ Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre./ Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,/ Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,/ Et pour vos ennemis compter tous vos sujets./ Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience/ Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?/ Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?/ Dans quel repos, o ciel ! les avez-vous coulés !/[…]/ Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable/ Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,/ Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,/ Votre cœur s’accusait de trop de cruauté;/ Et, plaignant les malheurs attachés à l’empire,/ « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire »./ Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur/ Ma mort m’épargnera la vue et la douleur:/ On ne me verra point survivre à votre gloire./ Si vous allez commettre une action si noire,/ […] / Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,/ Je vois que sa vertu frémit de leur fureur. (Br, Burrhus, p. 49-50)
Néron, dont la relation conflictuelle avec sa mère a été esquissée et
analysée au nom de l’amour maternel et filial non satisfaits en tant que
obstacle insurmontable, se fait persuader par Burrhus, chose étrange. D’où
cette capacité du héros de renoncer même à l’amour passion éprouvé pour
Junie provient-elle? Laquelle des émotions sera plus forte que l’amour pour
une femme, qui se veut de surcroît le moyen d’accentuer sa domination sur
son rival Britannicus ? C’est le sentiment de sécurité qui prend sa source dans
la conviction de Néron que ni Agrippine ni Britannicus n’attentent pas vraiment
à menacer sa position. C’est une sorte d’amour pressenti et affirmé par
Burrhus qui offre une telle sécurité, amour maternel et amour fraternel.Non, il ne vous hait pas,/ Seigneur; on le trahit: je sais son innocence;/ Je vous réponds pour lui de son obéissance./ J’y cours. Je vais presser un entretien si doux. (Br, Burrhus, p. 51)
Ce changement assez important pour notre analyse psychologique
culmine dans la scène suivante, scène IV du même acte, où Néron saura
résister même à la persuasion de Narcisse qui procède d’une manière très
adroite en attaquant le point vulnérable de Néron, sa relation désolée avec la
mère, ne pouvant pas arriver à le convaincre autrement, par exemple en lui
faisant peur et en attaquant son audace. Sa réponse semble résolue.C’est prendre trop soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,/ Je ne le compte plus parmi mes ennemis. (Br, Néron, p. 52)
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Avant de se faire fléchir, Néron résistera encore deux fois à des tentations
perfides de Narcisse. Le second cas prouve la lutte intérieure profonde.Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre:/ J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre./ Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,/ Donner à sa vertu des armes contre moi./ J’oppose à ses raisons un courage inutile:/ Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille. (Br, Néron, p. 53-54)
Néanmoins, malgré la capacité de Néron de résister même à l’envie de
punir l’audace orgueilleuse de la mère, évoquée par Narcisse dans l’espoir de
le vaincre, Néron ne saura pas résister aux exigences de son propre ego, tenté
en parallèle par Narcis. Ce sera l’amour-propre réveillé par Narcisse tout au
fond de l’âme de Néron attendri qui détruira l’ouvrage de Burrhus. Ce sont
finalement les allusions à sa dépendance, soumission absolue, œuvre de
Narcisse, qui provoquent l’orgueil de Néron. Quoi donc ? ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?/ « Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire;/ Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit:/ Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. » (Br, Narcisse, p. 54)
Nous ne pouvons pourtant pas dire que l’orgueil soit le trait essentiel de la
personnalité de Néron même si celui-ci finit par lui céder. Nous avons essayé
de démontrer combien l’interdépendance de diverses caractéristiques d’une
personnalité et surtout l’interdépendance des caractéristiques intrinsèques d’un
héros avec celles d’un autre pourrait influencer l’action. Néron ne succombe
à son propre orgueil que pour que la crise puisse se réaliser. Le fait le plus
important c’est qu’il ne succombe qu’après une longue lutte intérieure dont les
aspects étaient au centre de notre analyse et qui prouvent une psychologie
profonde dont l’auteur munit ses personnages.
Nous venons d’observer l’évolution psychique d’un héros de Britannicus
que nous considérons, à côté d’Agrippine, le personnage principal bien que
l’œuvre soit intitulée autrement. Britannicus n’entre pas dans la théorie selon
laquelle les personnages principaux figurent aussi dans le titre de la pièce.
En effet dans Britannicus nous avons deux personnages principaux qui
ne pourraient atteindre une telle profondeur l’un sans l’autre et qui constituent
l’intrigue principale qui est intériorisée et dont la compréhension suppose
une sensibilité assidue. Le lecteur devrait prendre en considération toute
phrase et la soumettre sans cesse à une réflexion complexe des informations
déjà acquises.
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V. Amour prisonnier d’une stratégie maligneNous avons déjà défini assez éloquemment l’amour passion en lui
attribuant plusieurs qualificatifs. Nous avons tout de même oublié d’en
énumérer encore deux qui sont des plus importants pour notre analyse. C’est
le caractère sournois de la passion qui provient de la jalousie. Celle-ci mène
les héros à abuser de la franchise et du caractère soumis de l’amour tendre.
Nous allons étudier le sentiment de la jalousie et surtout les ruses auxquelles
les héros jaloux recourent pour vaincre l’autrui.
V.I. Amour et jalousieComme nous avons pu le voir jusqu’ici le sentiment de l’amour
représentait l’élément le plus important et nécessaire pour la compréhension
de l’état psychique des personnages. Nous avons observé divers types de
l’amour qui caractérisent les personnages et qui se combinent avec d’autres
spécificités personnels des héros. Par l’intermédiaire de l’analyse de la relation
exemplaire d’Agrippine et de Néron nous avons pu découvrir plusieurs traits
typiques pour les deux personnages, tels que la vertu, l’amour maternel et filial,
l’indulgence et la pitié d’un côté et le désir du pouvoir, l’amour-propre, l’orgueil,
la peur, tous les effets de l’amour insatisfait, de l’autre côté. Ces derniers
pourraient être impliqués dans une émotion typique pour l’amour passion à savoir la jalousie. Nous avons vu Agrippine jalouse du pouvoir de Néron et
du pouvoir futur de Junie sur Néron, et Néron qui était jaloux de Britannicus.
Cette jalousie avait deux faces, celle de la jalousie des deux rivaux et celle de
la jalousie fraternelle qu’on peut par la suite comprendre comme une sorte de
punition de la mère redoutable. Nous avons découvert une sorte de jalousie
fraternelle chez Pharnace et Xipharès. Ce sera justement la jalousie, le produit
de l’amour filial tendre et de l’amour passion insatisfaits, qui fondera l’intrigue.
Dans Mithridate ce ne sera que par le coup de théâtre que tout sera finalement
résolu au profit de la fin heureuse. Le fait le plus important est que l’amour sera
au centre de toute action dans le sens du changement d’esprit profond chez
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les héros. Leurs attitudes changent en fonction du sentiment de l’amour
satisfait, partagé ou au contraire trahi, jaloux par la suite, et en fonction des
traits personnels que ces changements concernant l’amour réveillent en eux.
L’amour ayant maintes formes, la jalousie en a de même. Nous venons
de mentionner la jalousie fraternelle, celle des rivaux, et la jalousie maternelle.
Nous voudrions examiner brièvement la jalousie féminine en analysant Phèdre
et la jalousie fiévreuse d’Hermione en analysant Andromaque. Tous ces types
de jalousie ont un dénominateur commun qui est l’amour-propre.
V.II. Amour et ruseLa jalousie représente bien sûr le motif le plus puissant quant
à l’entreprise mauvaise (ruse, manipulation) à laquelle les héros, victimes de
l’amour passion démesuré que Stendhal appelle folie, recourent au nom de
l’amour. Le procédé assez courant d’introduire l’intrigue est, comme nous
l’avons déjà mentionné dans le chapitre « Amour forcé », d’opposer l’amour
tendre paisible de deux cœurs amoureux à un usurpateur mu au fond du cœur
par un amour passion violent, jaloux qui n’hésite pas à se servir des ruses pour rompre le lien entre les deux amoureux. Toutefois, il ne s’agit pas
forcément d’un personnage impitoyable ou essentiellement mauvais qui se sert
d’une telle ruse. Rappelons le fait que Néron, quoi qu’il ait abusé de
l’impuissance de Junie pour satisfaire son propre penchant violent, était prêt
à y renoncer plus tard juste à cause de sa propre vertu qui n’avait besoin que
d’être encouragée par Burrhus. Il en va de même avec Mithridate qui lui-même
hésite profondément sur le fait de s’engager dans la voie de la ruse qui pourrait
être fatale pour son fils Xipharès. Nous allons étudier ses motifs en détail.
Nous distinguons trois degrés quant à l’abus de l’amour tendre par
l’amour passion. Tous répondent aux lois prescrites par la jalousie. Le premier
degré pourrait être reconnu dans le triangle amoureux typique où une femme
est aimée par deux hommes différents (Néron – Britannicus – frères). Le
deuxième degré serait le triangle amoureux qui revêt une signification plus
complexe du fait que les deux hommes en question sont père et fils comme
c’est le cas dans Mithridate. Dans ce cas-là le deuxième degré représente à la
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fois le degré ultime, c’est-à-dire, l’amour tendre et l’amour passion étant
opposés l’un à l’autre à l’intérieur d’un seul personnage (le cas de Mithridate,
dont l’amour tendre pour le fils doit se confronter à son amour passion pour
une femme). La question de la ruse dans Iphigénie a été traité dans le chapitre
« Amour paternel ». Il ne nous reste à examiner que les cas assez spécifiques
d’Andromaque et de Phèdre qui feront partie du chapitre « Amour et
manipulation ».
Nous avons présenté la démonstration de l’abus du premier degré dans le
chapitre « Amour forcé » et maintenant il est temps de découvrir une autre de
ses dimensions, c’est-à-dire de souligner son rapport considérable avec la
relation Agrippine-Néron. Étudions donc maintenant l’enlèvement de Junie par
Néron en tant que prétexte pour Agrippine de s’opposer à son fils dont elle est
jalouse à cause de son pouvoir. Il sait, car leur amour ne peut être ignorée/ Que de Britannicus Junie est adorée./ Et ce même Néron, que la vertu conduit,/ Fait enlever Junie au milieu de la nuit !/ Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?/ Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?/ Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité/ Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ? (Br, Agrippine, p. 3)
L’allusion au fait, qu’Agrippine a accordé la préférence à son beau-fils au
lieu de son propre fils, qui en souffre et aspire à la vengeance, est assez
significative pour la relation mère - fils. Il s’agit d’un des multiples soupçons qui
contribuent au malentendu entre Agrippine et Néron et qui en font naître
d’autres dont les effets seront irréparables. Ces soupçons ressortent aussi dès
l’entretien de Néron avec Agrippine à qui il le reproche ouvertement et se
renforcent quand Néron les entend de la bouche de Britannicus même :Avec Britannicus contre moi réunie,/ Vous le fortifiez du parti de Junie. (Br, Néron, p. 46)La mère de Néron se déclare pour nous./ Rome, de sa conduite elle-même offensée […] (Br, Britannicus, p. 26)
Résumons. D’abord il s’agit de l’amour passion agissant violemment
puisque cela est sa qualité intrinsèque. Néron qui se trouve surpris de l’amour
pour Junie veut l’avoir à tout prix. La question se pose : ne peut-on pas y
reconnaître dans une certaine mesure aussi le goût de nuire à Britannicus,
provenant de la jalousie fraternelle, et qui serait comme un signe du mépris
pour la mère qui soutient la relation de Britannicus et de Junie ? Comme nous
pouvons le voir, le vrai potentiel de la gradation de l’action et de la crise réside
dans la relation Agrippine-Néron, d’autant plus qu’elle est déformée surtout par
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l’égoïsme, la jalousie réciproque, des deux dont nous avons déjà parlé aux
chapitres « Amour maternel » et surtout « Amour et désir du pouvoir ».
A titre d’exemple du deuxième degré de l’abus de l’amour tendre
rappelons le passage où Mithridate abuse de la confiance et de la franchise de
Monime pour la tromper et forcer par la suite à trahir son amour, Xipharès, et
étudions ses spécificités. Avant que le personnage entreprenne la voie de la ruse, l’auteur fait entrevoir au lecteur l’hésitation de Mithridate à l’égard d’une
telle entreprise, c’est-à-dire son effort de ne pas croire à la trahison. Une des
raisons pour une telle entreprise, mauvaise en principe, est avant tout l’espoir
de purifier, en apprenant qu’il se trompait, le fils bien-aimé. La preuve en est la
première phrase de l’extrait suivant. N’oublions pas que tout est lié et que cette
accusation de soi-même, cette tentation de se persuader du contraire prend ses
sources dans l’amour paternel, dans l’affection pour Xipharès quoique cette
dernière subisse progressivement des changements dus à la complexité de la
personnalité de Mithridate, surtout à la lutte entre l’amour paternel et l’amour
passion mue entre autre par la jalousie.Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux/ Qu’arme contre son frère un courroux envieux,/ Ou dont le désespoir, me troublant par des fables,/ Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables !/ Non, ne l’en croyons point; et, sans trop nous presser,/ Voyons, examinons. Mais par où commencer?/ Qui m’en éclaircira? Quels témoins? quel indices?…/ Le ciel en ce moment m’inspire un artifice./ Qu’on appelle la Reine. Qui, sans aller plus loin, je veux l’ouïr. Mon choix s’arrête à ce témoin./ L’amour avidement croit tout ce qui le flatte./ Qui peut de son vainqueur mieux parler que l’ingrate?/ Voyons qui son amour accusera des deux./ S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux./ Trompons qui nous trahit; et, pour connaître un traître,/ Il n’est point de moyens… Mais je la vois paraître:/ Feignons; et de son cœur d’un vain espoir flatté,/ Par un mensonge adroit tirons la vérité. (M, Mithridate, p. 102-103)
Quelles que soient les machinations de Mithridate, il faut prendre en
compte ces tendances à croire à l’innocence de Xipharès, pour pouvoir
comprendre le personnage dans sa complexité psychologique. Tout
commence avant que quelque faits concrets soient présentés. Les premiers
soupçons sont sensibles déjà dans l’extrait suivant où nous pouvons
reconnaître une jalousie pure :L’un et l’autre à la Reine ont-ils osé prétendre ?/ Avec qui semble-t-elle en secret s’accorder ?/ Moi-même de quel œil dois-je ici l’aborder ? (M, Mithridate, p. 84)
La dernière phrase pourrait être interprétée tout simplement comme une
phrase de rhétorique qui n’a pas de sens particulier, néanmoins nous pouvons
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y ressentir l’hésitation du roi sur son propre comportement prochain à l’égard de la Reine, comme s’il balançait déjà entre une attitude qui se fonde
sur la sincérité et la ruse. La description préalable du caractère du roi faite par
son fils Pharnace le justifie en partie et nous inspire cette impression, le
personnage de Mithridate étant dès le début de la pièce qualifié de cruel,
d’impénétrable. Cette cruauté qui peut être nommée aussi désespérance -
n’oublions pas que Mithridate a perdu presque tout, son honneur, ses
territoires dans la guerre et maintenant il se voit menacé par ses propres fils
quant à son amour pour une femme - , amène Mithridate jusqu’à une ruse fourbe mais ingénieuse, dont la démonstration peut être consultée dans
chapitre « Amour forcé ».
La situation où le soupçon a été semé et qui avait pour motif l’envie de l’amour d’autrui, c’est-à-dire la jalousie, était celle de la trahison de la part
de Pharnace. À première vue il ne s’agit que d’une simple perfidie en tant que
procédé typique qui permet de faire avancer l’intrigue. Cependant en regardant
de plus près on ne peut pas ne pas s’apercevoir que l’émotion qui anime
Pharnace a une dimension supplémentaire. La perfidie de Pharnace
qui prend pour otage l’amour tendre, interdit, de son frère Xipharès et de
Monime, le point de mire des deux, ne doit pas être interprétée forcément
comme une simple rivalité. Le personnage de Pharnace incorpore sans doute
le mal qui nuit, mais de l’autre côté même ce personnage a sa propre histoire.
Le lecteur apprend au début assez clairement le déséquilibre entre l’amour de
Mithridate pour Xipharès et celui pour Pharnace. Ce dernier, qu’il ait mérité ou
non le mépris de son père, en souffre. Par conséquent nous pouvons
comprendre la tentation de noircir le frère aussi comme une tentation de
compenser le déficit de l’amour paternel.Hé bien !/ sans me parer d’une innocence vaine,/ Il est vrai, mon amour mérite votre haine./ J’aime : l’on vous a fait un fidèle récit./ Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit:/ C’est le moindre secret qu’il pouvait vous apprendre; / Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre/ Que, des mêmes ardeurs des longtemps enflammé,/ Il aime aussi la Reine, et même en est aimé. (M, Pharnace, p. 101)
Il n’est pas exclu que l’allusion de Pharnace à la fidélité de Xipharès
comprenant le mot « fils » : « Ce fils si fidèle », témoigne plutôt de la jalousie fraternelle que de la rivalité. Le mot « fils » marque assez clairement
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l’antithèse du fils docile (Xipharès) et de celui qui ne l’est pas (Pharnace),
fortement ressentie par ce dernier.
V. III. Amour et manipulationS’il existe une œuvre dont nous pourrions dire qu’elle paraît être crée au
nom d’une stratégie maligne de manipulation et où l’amour ne joue parfois son
rôle que comme prétexte pour l’emporter sur l’autrui c’est Andromaque. Dans
l’œuvre en question nous avons affaire à l’amour dominé par l’ego personnel,
porteur de l’action dramatique et de la psychologie raffinée. Feinte, manipulation, coquetterie ne sont que quelques-uns des mots-clés de la
pièce. L’amour se trouve au centre des essais de domination et de chantage
de l’autrui.
L’amour étant soumis aux règles d’une réaction en chaîne, il n’y a pas
de cœur satisfait. Pyrrhus chérit Andromaque qui tout en restant fidèle à son
époux mort recourt parfois aux coquetteries pour fléchir le cœur affaibli de
Pyrrhus. Bien qu’il souffre de son amour pour Andromaque ce dernier étonne
le lecteur de ses propos rationnels même au moment de l’aveu à Andromaque
et sa sensibilité alterne sans cesse avec dureté. Oreste, orateur d’un talent
remarquable, n’hésite pas à en abuser pour regagner Hermione qui à son tour
adore Pyrrhus. Ni cette adoration ne reste pourtant pas sans additif sous forme
d’orgueil. Le « moi » égoïste représente la base de la pièce dont l’amour est un
auxiliaire ingénieux.
Si nous voulions exprimer l’état intrinsèque des personnages en une
phrase (nous pouvons dire « état » au singulier car les situations des héros se
montrent parfaitement parallèles), nous pourrions nous servir de la phrase
prononcé par Pylade au premier acte où il décrit à Oreste le déchirement de
Pyrrhus à propos d’Andromaque. Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,/ Épouser ce qu’il hait et punir ce qu’il aime. (A, Pylade, p. 39)
Le lecteur comprendra au fur et à mesure de la lecture que les
personnages agissent en conformité de la phrase. L’égoïsme, l’orgueil,
l’amour-propre conditionnent leur comportement à tel point qu’il n’est parfois
pas facile de reconnaître les passages qui ne sont pas imprégnés de
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mensonge et d’hypocrisie, de dissimulation. L’amour amène les personnages
dans les impasses quand leur propre vanité leur apprend que la faveur de
l’objet chéri pourrait leur être accordée tandis qu’ils ignorent, volontairement ou
pas, que celui-ci ne fait que se ménager une porte de sortie. Examinons à ce
propos l’extrait suivant.Hermione, seigneur, au moins en apparence,/ Semble de son amant dédaigner l’inconstance/ Et croit que, trop heureux de fléchir sa rigueur,/ Il la viendra presser de reprendre son cœur./ Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes:/ Elle pleure en secret le mépris de ses charmes,/ Toujours prête à partir, et demeurant toujours,/ Quelquefois elle appelle Oreste à son secours. (A, Pylade, p. 39-40)
Inutile de souligner qu’Hermione n’appelle pas Oreste par l’excès de
l’amour. Ses motifs sont beaucoup plus prosaïques, on dirait faire de nécessité
vertu. Dans l’extrait suivant nous pourrions reconnaître une même incertitude
et une lutte intérieure permanente que Pyrrhus ressent à l’égard du refus de la
part d’Andromaque.Et chaque jour encor on lui voit tout tenter/ Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter. De son fils, qu’il lui cache, il menace la tête,/ Et fait couler des pleurs, qu’aussitôt il arrête./ Hermione elle-même a vu plus de cent fois/ Cet amant irrité revenir sous ses lois,/ Et, de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,/ Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage. (A, Pylade, p. 39)
Première annonce et encouragement aux machinations stratégiques, la
démarche de Pylade, ami d’Oreste, est importante du point de vue
psychologique. Elle avertit le lecteur qu’il faut prêter attention au jeu subtil
qu’Oreste va jouer dans la scène suivante.Achevez, seigneur, votre ambassade./ Vous attendez le Roi : parlez, et lui montrez/ Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés./ Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,/ Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse./ Plus on les veut brouiller, plus on va les unir./ Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir./ Il vient. (A, Pylade, p.40)
La tirade où Oreste s’adresse à Pyrrhus comporte d’une part des
passages élégiaques, afin de flatter Pyrrhus et à la fois faire croire qu’Oreste
veut faire réussir sa mission, tandis qu’il ne vise que se rassurer sur le mépris
de Pyrrhus à propos d’Hermione; d’autre part il y a des passages destinés
à blesser Pyrrhus par les allusions au mari d’Andromaque et à l’inciter ainsi
à agir sous l’influence de sa propre fierté. En vérité, Oreste n’insiste que pour
provoquer chez Pyrrhus l’effet contraire à savoir la volonté de garder
Andromaque et ainsi se débarrasser d’Hermione. Jusqu’à ce moment-là les
intentions des deux semblent pareilles. Mais on apprendra plus tard que
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Pyrrhus non plus ne recule devant l’abus de l’affaire politique. Le thème
politique représente un élément assez important dans la stratégie des
personnages qui veulent l’emporter sur l’autre au sujet de l’amour. N’oublions
pas qu’Hermione elle même recourt au discours officiel voulant cacher sa
jalousie mise à nu, ne pouvant pas supporter les allusions d’Oreste, et la honte provenant du fait qu’Oreste sait sa défaite à elle.
Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi./ Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?/ Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?/ Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?/ Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudraient bien voir/ Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir ! (A, Oreste, p. 60)
Que m’importe, seigneur, sa haine ou sa tendresse ?/ Allez contre un rebelle armer toute la Grèce; /Rapportez-lui le prix de sa rébellion; /Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion./ Allez. Après cela direz-vous que je l’aime? (A, Hermione, p. 60)
Les conflits d’ordre personnel sous-tendent tout entretien officiel et tous
les entretiens amoureux finissent par prendre pour masque le camouflage des
devoirs officiels. Ainsi Pyrrhus n’hésite pas à abuser du danger qui menace le
fils d’Andromaque, Astyanax, et présente les revendications des Grecs comme
les faits bien qu’il ait déjà refusé d’y consentir. Néanmoins Andromaque a déjà
adopté sa propre stratégie, audacieuse voire impertinente, dont le résultat sont
les répliques élégiaques qui ont pour but de réveiller chez Pyrrhus la pitié avec
son sort dont il est d’ailleurs la cause. Celui-ci dispose d’elles selon ses
propres besoins en lui avouant qu’elle n’a pas de quoi craindre. A quel prix?
Andromaque témoigne par l’adresse et la droiture de ses propos de la
conscience d’une situation spoliatrice.Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?/ Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse!/ Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,/ Passe pour le transport d’un esprit amoureux? (A, Andromaque, p. 49)
La continuation de son propos se caractérise par l’adresse remarquable
quand elle se sert des mêmes armes que Pyrrhus en faisant appel à sa fierté
de guerrier, descendant d’Achille.Captive, toujours triste, importune à moi-même,/ Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime?/ Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés/ Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés?/ Non, non, d’un ennemi respecter la misère, Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,/ De cent peuples pour lui combattre la rigueur,/ Sans me faire payer son salut de mon cœur,/ Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile:/ Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille. (A, Andromaque, p. 49)
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Andromaque lutte audacieusement contre la pression effectuée sur elle.
Cette héroïne tendre, mère et femme fière, est aussi pleine de dignité. Même
quand elle vient supplier Hermione de persuader Pyrrhus de les laisser aller,
elle ne s’humilie pas du tout devant elle. Au contraire, elle s’y prend très bien et
elle montre avoir de l’esprit. Ou fuyez-vous, madame ?/ N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux/ Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?/ Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,/ Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes./ Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer/ Le seul où mes regards prétendaient s’adresser:/ Ma flamme par Hector fut jadis allumée;/ Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée./ Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,/ Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour;/ Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,/ En quel trouble mortel son intérêt nous jette,/ Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,/ C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter./ Hélas! Lorsque, lassés de dix ans de misère,/ Les Troyens en courroux menaçaient votre mère, / J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui:/ Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui. (A, Andromaque, p. 76)
Tout d’abord Andromaque s’adresse à Hermione en flattant son ego pour
la forcer à écouter en évoquant sa supériorité sur la veuve d’Hector pleurante
à ses genoux. Dans son propos on peut ressentir un certain dédain pour une
cruelle qui se plaît à observer le malheur d’autrui. La jalousie, le deuxième
argument, évoquée par Andromaque est susceptible de manipuler les
sentiments confus d’Hermione. Andromaque prétend à faire croire à Hermione
que c’est elle, Hermione, qui est aimée par Pyrrhus et qu’elle, Andromaque, en
est bien consciente. Elle veut encore renforcer l’argument de l’inexistence de la
jalousie par l’évocation de son amour éternel pour Hector. Or cette jalousie
n’est qu’une jalousie imaginaire. Ainsi qu’Andromaque, Hermione elle même
est bien consciente que c’est plutôt elle-même qui a des raisons d’être jalouse
de l’autre. Elle le sait malgré tout espoir qu’elle nourrit au fond de son âme, et
elle le fera savoir à Andromaque plus tard. Troisième argument est basé sur
une allusion à l’amour maternel. Andromaque plutôt que de compter atteindre
le côté tendre d’Hermione, mère future, elle veut lui faire plaisir en accentuant
le fait qu’elle a devant elle sa rivale qui est avant tout une mère malheureuse et
qui ne lui souhaiterait pas un sort pareil. Et dernièrement, elle fait allusion
à une sorte de reconnaissance qui devrait motiver Hermione à s’engager au
nom de l’honneur. Le dernier propos cité, l’allusion au pouvoir qu’Hermione
a sur Pyrrhus n’a pas besoin de commentaire.
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Hermione, jalouse sans remède, veut à tout prix punir sa rivale. Elle la
laisse à la merci de son sort mais elle ne se rend pas compte que par cette
démarche qui manque de logique et qui n’est que pur excès de la jalousie c’est
elle-même qui perd le crédit car elle avoue son impuissance sur Pyrrhus. S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?/ Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme./ Faites-le prononcer: j’y souscrirai, madame. (A, Hermione, p. 77)
Le génie de la stratégie manipulatrice prenant pour otage l’amour provient
du fait que l’auteur munit les héros de la conscience et de l’orgueil. Ils se
rendent compte des ruses d’autrui et tentent de les prévenir et tromper les
premiers, d’où les impasses. Quel est le motif qui pousse les personnages-
victimes de la passion à jouer le jeu sans fin ? Qu’est-ce qui se trouve au
commencement de toutes ces machinations ? La réponse est simple. C’est la
jalousie de l’amour d’autrui. C’est la connaissance du fait que celui qu’on aime,
au lieu de nous aimer, aime quelqu’un d’autre. Peu importe si celui-ci le
partage. Notre crédit tombe et il faut garder la face. L’amour-propre nous
oblige à cacher notre défaite à tout prix, surtout devant celui qui nous
importune avec son amour et qui se rend compte qu’on est traité de la même
manière en retour comme il avait été traité par nous autrefois. Ceci est le cas
d’Hermione qui ne peut pas supporter l’idée qu’Oreste, répudié d’elle à maintes
reprises, sache que c’est son tour maintenant de la voir vivre une telle
humiliation. C’est cet amour payé de trop d’ingratitude/ Qui me rend en ces lieux sa présence si rude./ Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui,/ De voir mon infortune égaler son ennui./ Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?/ Elle me dédaignait; un autre l’abandonne./ L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,/ Apprend donc à son tour à souffrir des mépris!/ Ah! dieux! (A, Hermione, p. 53)
On tente donc de tromper l’ennemi par une dissimulation de ses
sentiments :Crois-tu, si je l’épouse,/ Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ? (A, Pyrrhus, p. 66) Et on tente de tromper soi-même. Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,/ Hermione est sensible, Oreste a des vertus./ Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime;/ Et peut-être il saura se faire aimer lui-même. (A, Hermione, p. 56) Derrière de tels propos il y a un effort de provoquer l’objet désiré, de
réveiller en lui l’amour et la jalousie, le sentiment qu’il perd ce qu’il aurait pu
57
avoir. Mais celui-ci est complètement immunisé contre de telles entreprises. La
tension augmente graduellement pour déboucher sur une catastrophe. Dans
Andromaque ce sera Hermione qui succombera complètement à la jalousie fiévreuse. Hermione, héroïne malheureuse et prisonnière de sa passion
devient une héroïne cruelle qui aspire à la vengeance. Par jalousie et par
amour passion elle fera assassiner son amour Pyrrhus. Elle abusera de l’amour d’Oreste pour pouvoir accomplir ces projets. Hermione promettra son
cœur à Oreste comme le gage pour le crime. Sa cruauté et la folie ont atteint
le maximum car Hermione revendique : Revenez tout couvert du sang de l’infidèle;/ Allez: en cette état soyez sur de mon coeur. (A, Hermione, p. 95)
Ce sera justement sur l’amour d’Oreste qu’elle a appelé au secours pour
la venger qu’elle voudra peu après le meurtre rejeter la responsabilité. Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?/ Voilà de ton amour le détestable fruit:/ Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit. (A, Hermione, p. 111)
L’extrait cité évoque une dernière notion qui nous intéresse. C’est celle de
la fatalité. Oreste lui même se plaignait dès le début maintes fois de la
malédiction ancestrale qui le poursuit. Cette fatalité qui fonde le tragique est
présente dans toutes les tragédie analysée. Dans Mithridate Monime évoque le ciel qui n’a point destiné son cœur au cœur adoré - à Xipharès. Nous avons
traité la difficulté d’obéir aux revendications des dieux qui conditionnent le
comportement d’Agamemnon et qui servent de point de départ pour Iphigénie.
Les obstacles posés à Titus et à Bérénice sont présentés comme
insurmontables et perçus par Titus comme fatals. Regardons maintenant
comment cette fatalité se manifeste dans une dernière œuvre choisie, dans
Phèdre.
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VI. Amour et fatalitéEn ce qui concerne Phèdre, la ruse et la jalousie y sont étroitement liées.
Nous distinguons deux types de ruse. Étudions tout d’abord la notion de la
fatalité dont la connaissance est indispensable pour un jugement correct
à propos de l’héroïne, Phèdre. Une malédiction héréditaire pèse sur l'héroïne.
Le verbe latin patior, d'où nous vient ce mot, signifie subir et en effet, Phèdre
se présente tout au long de la pièce comme une victime, qui subit malgré elle
une loi qui la dépasse et la détruit.14 Dans le discours janséniste on dirait que
son existence se manifeste par le manque absolu de grâce. Phèdre est forcée
à agir contre sa propre volonté, elle ne peut rien contre son amour coupable. O toi, qui vois la honte où je suis descendue,/ Implacable Vénus, suis-je assez confondue !/ Tu ne saurois plus loin pousser la cruauté./ Ton triomphe est parfait; tous tes traits ont porté. (Ph, Phèdre, p. 391)
À la lumière de la fatalité, la culpabilité qui a été si souvent discutée par
de nombreux gens de lettres se relativise. Il est nécessaire que le lecteur se
rende compte de ce détail, du fait que Phèdre en fait est une héroïne qui est
complètement soumise à la manipulation de la part du sort. Elle se défend de
succomber à la passion violente à laquelle elle avait été prédestinée. Son
innocence se manifeste lors sa première apparition à la scène : elle désire
mourir en raison de son amour coupable qu’elle fait connaître à Oenone, sa
confidente. Il n’y aura pas loin des paroles aux actes. Phèdre, voulant expier
son crime, est prête à se suicider à coup d’épée lors de son aveu passionnel
à Hippolyte mais malheureusement pour elle celui-ci lui arrache son arme et la
condamne ainsi à continuer à tâtonner dans les profondeurs de la passion qui
se rapproche plus que jamais de la folie. Phèdre réussira à résister au
penchant criminel encore une fois au moment où Thésée revient. La panique
l’envahit et Phèdre s’évadera avec quelques mots équivoques ne pouvant pas
obéir aux encouragements d’Oenone qui la pousse à prendre les devants et
à accuser Hippolyte la première pour sauver son honneur à elle. Par une
passivité provenant de la peur a de la honte paralysantes, elle se remet dès
maintenant entièrement à Oenone. Nous arrivons à la ruse au sens propre,
qu’on a étudié à propos de Mithridate et de Néron par exemple, c’est-à-dire
14 Cros, N. : Phèdre. Récupéré de : http://www.alalettre.com/racine-phedre.htm (le 6 mai).
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à l’abus de la passivité ou incapacité du héros tendre (Hippolyte) de se révolter
contre un amour passion violent. Ce n’est pas Phèdre elle-même qui en sera
responsable à l’instant même, la ruse naît de l’initiative d’Oenone. Phèdre ne le
sera qu’au moment où elle apprend qu’elle a une rivale – Aricie dont Hippolyte
est amoureux. La jalousie saura donc accomplir ce que la honte et la peur ont
su étouffer. Mais avant même qu’elle ait appris la nouvelle insupportable
Phèdre vient pour adoucir la colère de Thésée, qu’Oenone avait attisée à la
place de sa maîtresse, en faisant appel à son amour paternel. Cela prouve que
Phèdre est une héroïne plutôt positive et vertueuse :Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi;/ Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi:/ Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace./ S’il en est temps encore, épargnez votre race,/ Respectez votre sang; j’ose vous en prier:/ Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier;/ Ne me préparez point la douleur éternelle/ De l’avoir fait répandre à la main paternelle. (Ph, Phèdre, p. 412)
Mais quels sont les véritables motifs pour un tel changement ? Pourquoi
veut-elle du coup changer d’avis et court au secours de son amour qui ne fait
que la tourmenter. Elle aurait pu s’en débarrasser à jamais. Est-ce que c’est
l’amour tendre qui se réveille en elle et qui l’emporte pour un instant sur
l’amour passion ? C’est plutôt que pour la première fois l’amour tendre se confond avec l’amour passion. Phèdre veut d’un côté devancer le péché qui
pèserait désormais sur ses épaules et soulager sa conscience, mais de l’autre
côté elle est poussé par un sentiment proche de celui de l’amour tendre. Elle
aurait peut-être confessé son péché à Thésée afin de sauver Hippolyte. Ce
sacrifice pourrait être nommé l’abnégation à la manière des héros tendres qui
ont été prêts à se sacrifier pour protéger leurs bien-aimés. Elle l’aurait peut-être
fait si elle n’avait pas appris l’existence de sa rivale, Aricie. Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille !/ Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !/ Quel coup de foudre, o ciel ! et quel funeste avis !/ Je volois tout entière au secours de son fils;/ Et, m’arrachant des bras d’Oenone épouvantée,/ Je cédois au remords dont j’étois tourmentée./ Qui sait même où m’alloit porter ce repentir?/ Peut-être à m’accuser j’aurois pu consentir;/ Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,/ L’affreuse vérité me seroit échappée. (Ph, Phèdre, p. 413)
Ainsi Phèdre, victime plus que criminelle, cède finalement à l’émotion -
sœur de l’amour passion, à la jalousie. L’héroïne tendre par son attitude envers
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la passion qui l’opprime et qui la terrifie dès le début change en héroïne
passionnée à la folie et avide de la vengeance. Ah ! douleur non encore éprouvée !/ A quel nouveau tourment je me suis réservée !/ Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,/ La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,/ Et d’un cruel refus l’insupportable injure,/ N’étoit qu’un foible essai du tourment que j’endure./ Ils s’aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?/ Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?/ Tu le savois : pourquoi me laissois-tu séduire ?/ De leur furtive ardeur ne pouvois-tu m’instruire ?/ Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ? Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher ?/ Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence:/ Le ciel de leurs soupirs approuvoit l’innocence;/ Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux;/ Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux!/ Et moi, triste rebut de la nature entière,/ Je me cachois au jour, je fuyois la lumière;/ La mort est le seul dieu que j’osois implorer./ J’attendois le moment où l’allois expirer […]. (Ph, Phèdre, p. 415)
L’amertume jaillit de l’extrait cité. Phèdre se montre consciente du
contraste entre son sort cruel, peu juste, et le bonheur des deux amoureux
qu’elle s’imagine. Ceci lui devient insupportable. La jalousie nourrit sa rancune
par une multitude de questions (concernant l’état des deux amoureux). Phèdre
envie aux amoureux leur bonheur imaginaire qu’elle voudrait vivre elle même
avec son bien-aimé Hippolyte. Cette idéalisation et l’envie de leur situation
pourrait être expliquée par les mots de Stendhal. Celui-ci nous propose une
théorie du fonctionnement de la jalousie qui concerne l’objet aimé. Nous
considérons qu’elle est bien applicable aussi, dans notre contexte, à l’envie
concernant l’état des deux amoureux dont le jaloux se croit être privé par un
rival. « A l’instant où naît la jalousie, la même habitude de l’âme reste, mais
pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à la
couronne de l’objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un autre, loin de
vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur.
Une voix vous crie : - Ce plaisir si charmant, c’est ton rival qui en jouira. »15
Phèdre non seulement s’imagine le plaisir d’Hippolyte et d’Aricie qui l’irrite,
mais son idéalisation (cristallisation) la rend désespérée et résolue à la fois.
Elle aspire désormais à détruire ce bonheur tant désiré. Il y a tout de même
une différence assez marquante entre l’amour-folie d’Hermione et celui de
Phèdre. Hermione succombe pleinement à sa passion et surtout elle finira par
nier son crime tandis que Phèdre est pleine d’ambiguïté, c’est-à-dire qu’un
instant elle est pleine de rancune pour changer du coup en un être qui s’en
15 Stendhal, De l’amour, Paris , POCKET classiques, 1998, p. 121.
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repent et qui ressent de la honte pour ses égarements. La folie alterne avec la raison lucide.
Ils s’aimeront toujours !/ Ils bravent la fureur d’une amante insensée !/ Malgré ce même exil qui va les écarter,/ Ils font mille serments de ne se point quitter./ Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage;/ Oenone, prends pitié de ma jalouse rage./ Il faut perdre Aricie, il faut de mon époux/ Contre un sang odieux réveiller le courroux:/ Qu’il ne se borne pas à des peines légères;/ Le crime de la sœur passe celui des frères./ Dans mes jaloux transports je le veux implorer./ Que fais-je? Où ma raison se va-t-elle égarer?/ Moi jalouse! (Ph, Phèdre, p. 416)
Phèdre est donc une héroïne qui au fond de son cœur est un être pur,
mais prédestiné à son amour passion coupable. Elle combat le penchant
violent de toutes ses forces, elle s’en repent et les remords qu’elle se fait lui
seront fatals. Mais ce qui est très important c’est qu’elle n’abusera jamais de la
fatalité qui détermine toute son existence pour excuser ses égarements, à la
différence d’Hermione qui rejette la responsabilité du crime exécuté sur le
mauvais sort qu’Oreste à entraîné avec lui. Phèdre au lieu de se plaindre de
son sort finira par céder à la raison et au désespoir caché dans son âme
depuis si longtemps. Avant de mourir elle avouera tout à Thésée, elle purifiera
son amour Hippolyte. La passion se métamorphose pour la dernière fois en
une tendresse dont l’intention primordiale est le bien de l’être aimé et la justice.
Par sa confession ultime non seulement elle soulage sa propre conscience
mais elle permet la renaissance de l’amour paternel de Thésée.
62
VII. Raison et déraisonNous avons examiné le phénomène de l’amour en tant que principe
omniprésent dans l’œuvre racinienne, comme élément fondamental pour
l’action de ses tragédies. Nous avons analysé les expressions concrètes de
l’amour qui se veulent selon notre opinion porteuses de l’action. Ainsi, par
exemple : l’amour réciproque a pour corollaire soit la révolte soit l’abnégation
des héros qui se reflètent a leur tour d’une manière considérable dans le
déroulement ultérieur. Nous avons aussi parlé du dévouement de Xipharès qui
aura une influence remarquable sur Mithridate à la fin de la pièce. Il se peut
que Néron ne finît pas par assassiner Britannicus s’il ne souffrait pas de
l’insuffisance de l’amour maternel déformé par l’amour-propre d’Agrippine, bien
sensible. Nous avons parlé d’Agamemnon dont le penchant paternel était très
fort et nous en avons donné des preuves. Malheureusement il y avait d’autres
obstacles qui s’y opposaient : par exemple sa propre passivité provenant du
conflit entre l’amour paternel et le statut royal qui a ses obligations. L’amour de
Bérénice avait été traité au nom de l’amour partagé et nous avons essayé de
démontrer combien cet amour interdit et insatisfait a déterminé le
comportement de Bérénice qui oscillait entre une passion outragé et l’amour
tendre résigné. Elle penchera finalement du côté de la rationalité qui
caractérise l’amour tendre quoiqu’elle ne sois pas loin de devenir folle à cause
du malheur ressenti au fond de son cœur. Dans Andromaque nous avons
voulu démontrer combien l’amour propre et l’amour passion s’entremêlent.
Dans le jeu stratégique de la manipulation que l’auteur introduit dans l’histoire
nous pouvons voir le raffinement de la psychologie qui caractérise les
personnages. Andromaque représente un tournant considérable dans la
carrière de Jean Racine. C’est avec cette œuvre qu’il connaîtra un succès
énorme. Il nous semble que tout ce que dans Andromaque avait été exprimé
ouvertement et réalisé sans scrupules a été intériorisé dans Phèdre. Cette
dernière vit tout les états d’âme qu’on a pu observer chez divers héros des
œuvres précédentes. Tout d’abord elle est victime de la passion, mais
à laquelle elle était prédestinée. Elle souffre des remords ainsi que
Agamemnon en a souffert à propos de sa décision fatale de sacrifier sa fille.
Phèdre jalouse ne saura pas éviter de s’engager dans la voie de la ruse pour
63
l’emporter sur l’amour tendre d’Hippolyte et Aricie à la manière de Mithridate ou
de Néron et se venger par la suite.
L’amour représente donc pour nous une émotion centrale, source des
autres émotions latentes - qui surgissent à la surface soit à défaut de celle-ci
ou par son abondance - et qui influencent par la suite d’une manière directe le
comportement des personnages et par conséquent le déroulement de la
tragédie.
Nous avons fondé notre analyse sur la dichotomie de l’amour tendre et de l’amour passion. Ce dernier est d’une importance supérieure pour
l’anticipation de l’action mais dont l’essence réside justement dans la
coexistence avec l’amour tendre qui lui sert presque sans exception de point
de mire provocateur. Parmi les autres émotions qui s’y mêlent - dont orgueil,
désir du pouvoir, jalousie, avidité du respect, envie, tristesse, etc. - la plupart
pourraient également être considérées, comme nous avons essayé de le
démontrer comme le produit de l’insuffisance de l’amour tendre ressentie
fortement par les héros. Ceci était le cas de Néron hanté par le besoin de
l’amour maternel inconditionné qui recourt à son égoïsme dont l’amour-propre
est la base : c’est aussi le cas de Pharnace souffrant de l’insuffisance de
l’amour paternel et qui se venge en dénonçant son frère; le cas de Mithridate
lui-même dont le moteur était l’amour tendre non partagé et qui se transforme
par conséquent en amour passion, amour forcé. De surcroît, le manque
d’amour partagé sera renforcé chez Mithridate par le sentiments d’être trahi.
Cette trahison consiste dans le sentiment de Mithridate de ne « pas être aimé »
de ses propres fils, surtout par celui bien-aimé, l’affection à l’égard duquel nous
avons prouvée. Tout ces faits font augmenter la jalousie et la colère de
Mithridate qui sombre dans la passion nuisible de plus en plus.
Nous avons donc prouvé que nous pourrions facilement découvrir derrière
toute action l’émotion essentielle de la vie humaine. En ce qui concerne
l’amour tendre, nous avons essayé de démontrer combien se sentiment se
veut chaste par sa capacité d’abnégation, de respect au devoir importun. Nous
avons déjà parlé quoique brièvement de son caractère platonicien,
harmonisant. L’amour tendre aspire par son caractère soumis à apaiser les
conflits possibles provenant du caractère violent de l’amour passion qui
l’usurpe.
64
Quant à l’amour passion au caractère violent, abusif, qui se caractérise
par la volonté de satisfaire avant tout ses propres exigences, il se caractérise
par la déraison, même si c’est parfois la raison qui sert d’instrument de fraude
pour la passion face à l’amour tendre inaccessible. Ceci est le cas de la
manipulation stratégique de Pyrrhus ou d’Hermione, mais dans ce cas-là c’est
la raison aveuglée par la passion.
Nous en concluons que le trait le plus significatif de l’amour tendre est la rationalité. C’est elle qui l’emporte chez Monime au moment de l’aveu fait a
Xipharès quand elle lui annonce qu’il n’y a aucune possibilité de ne pas
satisfaire au devoir. C’est justement la raison retrouvée qui parle par la
bouche de Bérénice et qui se veut la solution d’une situation plutôt triste. C’est
la rationalité qui guide Iphigénie dans son comportement résolu d’obéir. Nous
avons alors d’un côté l’amour tendre raisonnable et de l’autre l’amour passion déraisonnable qui tend à perturber cette harmonie, de violer l’amour
d’autrui mais qui, lui aussi, porte des traits de rationalité dans des situations
spécifiques.
On aurait pu facilement incliner à l’idée que les deux côtés, l’amour tendre
rationnel et l’amour passion déraisonné correspondent à une autre opposition, à savoir celle des personnages bons d’un côté et ceux qui sont méchants de l’autre. Or, ceci, selon notre opinion, n’est pas tout à fait valable.
Partant de la dichotomie de l’amour tendre et l’amour passion et de la définition
que nous avons établie il semblerait naturel d’attribuer le bien du côté de
l’amour tendre et le mal de l’autre côté. Or, Racine a su introduire beaucoup
plus de vraisemblance dans son œuvre. Selon nous et suivant notre analyse
psychologique il y a sans doute des personnages qui sont presque parfaits et
qui pourraient être désignés exclusivement bons et nobles. Parmi eux il y a
Iphigénie, Junie, Britannicus, Xipharès, Andromaque, Titus, Monime et
Bérénice. Ce sont les héros victimes de la passion d’autrui. De l’autre côté il y
a par exemple Néron, Agrippine, Mithridate, Agamemnon, Phèdre, Pyrrhus et
Hermione qui sont d’habitude jugés comme les antihéros. Or, nous avons
aspiré à démontrer à travers l’analyse complexe de leur personnalité que ces
personnages sont eux aussi plutôt victimes, victimes de la passion qui les
domine. Certes, ils sont méchants quant à l’action explicite quand ils se
montrent comme usurpateurs et tyrans sans compassion et qui ne prennent en
65
considération que leurs propres désirs, néanmoins ils ne le sont plus dès que
nous apprenons les circonstances défavorables qui les déterminent et qui
dévoilent en partie leur côté humain. Nous avons tenté de le démontrer à l’aide
de la notion de l’amour et de l’analyse détaillée de leur mouvement d’âme
confus dont justement le besoin d’amour est le moteur principal. Sinon,
comment pourrions-nous expliquer le fait que Néron se fait fléchir par Burrhus
ou bien le fait que Phèdre finit par tout avouer à Thésée quand cela est devenu
inutile à l’instant même. Les héros raciniens témoignent d’une profondeur
remarquable.
Revenons à la notion de la rationalité. Nous avons signalé son
importance en analysant Bérénice et nous avons esquissé son rapport au regard. La rationalité est un aspect dont les traits sont repérables dans
presque chacune des œuvres analysées. Nous avons dit que la raison et la
conscience est un aspect propre à l’amour tendre. La rationalité s’y reflète
à travers la capacité des héros de l’emporter sur l’amour ressenti, devenu
impossible. Ces héros tendres sont conscients de la situation peu favorable et
ils sont prêts, conformément aux lois de la raison, à se résigner à leur sort.
Cependant, nous avons dit aussi que la rationalité figure dans l’œuvre en tant
que l’instrument de manipulation dans les mains de l’amour passion. Tout
d’abord une phase de déraison, de folie presque, nous avertit de la présence
de l’amour passion. Puis une phase de rationalité reprise suit avec ses
conséquences intéressantes. Son seul but est de réussir à manipuler, à faire
souffrir et surtout assister à cette souffrance qui contente leur amour propre et
leur donne le sentiment de supériorité. Il y a tout de même encore un autre
aspect et c’est justement l’influence que cette souffrance provoquée a sur le
héros victime de sa propre passion. Souvenons-nous du cas de Néron qui
voulant punir l’amour tendre qui s’oppose à lui sera puni en retour à l’instant
même. Il s’agit de la scène où il menace Junie de l’observer lors de son
entretien préparé avec Britannicus que nous avons déjà analysé. Madame, en le voyant, songez que je vous vois. (Br, Néron, p. 25)
Néron ne se rend pas compte que la ruse qu’il a dressée aura un impact
surtout sur lui-même. C’est que Néron caché souffre beaucoup en regardant l’effort de Junie d’obéir, c’est-à-dire d’éviter d’avertir Britannicus par un seul
regard amoureux, de ne pas donner aucun prétexte à Néron de le menacer.
66
Cet effort de se dominer s’incorpore dans l’amour de Junie pour Britannicus et
le rend d’autant plus sensible. « Il jouit de cette échange dioptrique de la
souffrance, dont les rayons convergent vers le lieu ou il est caché. Le voyeur
dissimulé tient à sa discrétion le bonheur de ceux dont il est jaloux, et
transforme ce bonheur en désespoir. Mais le désespoir lui est renvoyé et
l’atteint à son tour. Plus visible est le malheur qu’il provoque, plus grande sera
pour Néron la certitude de n’être pas aimé.»16
La rationalité est donc un trait essentiel de la complexité psychologique
des personnages étudiés, même si c’est presque toujours la passion qui sortira
victorieuse du combat l’opposant à la volonté. Les personnages tendres et les
autres, tous témoignent d’une certaine réflexion. Les uns à l’aide de la
raison tendent à éviter le mal, les autres tendent à le causer. Même les héros
considérés antihéros succombent parfois à une rationalité soudainement
éveillée qui a pour but la manipulation (Pyrrhus, Mithridate, Néron) mais qui
a comme effet secondaire les hésitations profondes concernant le
comportement mauvais envisagé. Nous avons étudié ces hésitations par
l’intermédiaire de l’analyse de l’état psychique de Mithridate ou de Néron avant
d’entreprendre la voie de la ruse et par l’intermédiaire des remords que Phèdre
et Agamemnon se font par rapport à leur propre comportement. Cette
rationalité, cette réflexion qui approche de la passivité ralentit en quelque
sorte le cours de l’action même et introduit une certaine inertie apparente.
L’action s’intériorise et sa dynamique, propre aux tragédies, n’est
envisageable que justement à travers l’analyse des émotions des héros.
« L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent presque
exclusivement du dedans ».17 Cette dynamique intérieure est une dynamique
paralysante qui empêche les héros d’agir précipitamment. « Racine conçoit
toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le plus fortement: l’objet est toujours une résolution
à prendre, qui est prise, rejetée, reprise, autant de fois que s’exercent
16 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 85.17 Lanson, G. :, Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 542.
67
l’impulsion ou l’inhibition, jusqu’à ce qu’une secousse plus forte amène l’action
définitive ». 18
La rationalité, adversaire de la passion, mène les héros dans les
impasses. Les héros contemplent les actions d’autrui et leurs propres actions
envisagées, ils sont capables d’analyser la situation même dans les
moments où l’émotion la plus destructrice, la jalousie, les domine (voir le
chap. « amour et fatalité » où Phèdre contemple son état d’âme bouleversé).
Les héros font un effort remarquable dans le but de se dominer, ils
s’observent et ils s’observent mutuellement plus qu’il n’agissent, « … les
gestes tendent à disparaître. Au profit du langage, a-t-on dit. Il faut ajouter : au
profit du regard ».19
C’est dans les monologues qu’on peut reconnaître cette passivité, inertie
presque, dont il était question et que nous avons tenté de démontrer lors de
l’analyse de la profondeur psychologique des personnages. Ces monologues
c’est un regard interne qui examine les mouvements d’âme. C’est une
introspection qui devient presque obligatoire avant l’action même dans l’œuvre
racinienne. Il en va de même avec les dialogues. Les personnages témoignent
d’un effort considérable de se dominer face à un adversaire, qui peut être à la
fois l’objet désiré – Andromaque, comme s’ils avaient honte. Ils ont peur d’être
vus, d’être jugés. « Voir est un acte pathétique et reste toujours une saisie
imparfaite de l’être convoité. Etre vu n’implique pas la gloire, mais la honte. Tel
qu’il se montre, dans son impulsion passionnée, le héros racinien ne peut ni
s’approuver lui-même ni être reconnu par ses rivaux. Le plus souvent, il
travaille à se soustraire au regard universel, par lequel il se sent d’avance
condamné. »20.
C’est pourquoi le lecteur doit prêter beaucoup d’attention à la complexité
psychologique des personnages parce que « [s]i clair que soit le discours
racinien, il laisse toujours deviner une assise psychologique qui reste dans
l’ombre et se refuse à la vue. Chez Racine, derrière ce que l’on voit, il y a ce
que l’on entrevoit […]».21
18 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 542.19 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 74.20 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 73.21 Ibid., p. 73.
68
Conclusion
… le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non l’amour, mais cinq, dix amours, dont pas un ne ressemble à l’autre: chaque individu aime à sa façon, avec son tempérament, son esprit, toutes les modifications que l’âge, la condition, la situation peuvent imprimer à l’éternel élément de la passion.
Gustave Lanson22
Dans le présent travail nous avons étudié la notion de l’amour dans six
tragédies de Jean Racine. Notre but n’était pas de donner une description
cohérente du contenu des tragédies ou des caractères des personnages tout
faits. Nous avons voulu étudier l’amour de divers points de vue car,
conformément à la citation, placée en exergue, il y a plusieurs sortes d’amour
et dont l’étude est non seulement digne de l’attention mais aussi nécessaire
pour une compréhension de la profondeur de l’univers racinien. Nous avons
établi un aperçu de certains types d’amour et nous avons étudié leurs
spécificités chez divers personnages. À travers notre analyse qui répond aux
lois de la démarche inductive nous avons voulu démontrer que chaque
personnage se veut complexe parce qu’à chaque rôle social qu’il remplit dans
la vie correspond un amour différent et étant donné qu’on en rempli plusieurs
à la fois, divers amours se confrontent au fond d’un seul cœur. Nous
supposons avoir réussi à documenter une telle complexité psychologique et
avoir justifié la théorie que l’amour se trouve au commencement de tout, qu’il
devient la base de l’univers racinien.
De surcroît la psychologie racinienne s’est montrée admirable surtout par
le fait que non seulement aucun des héros ne représente un type donné mais
que la complexité psychologique des personnages s’élève à la puissance deux
lors de l’affrontement avec un adversaire passionné et complexe à son tour. 22 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Librairie Hachette, Paris 1957, p. 546-547.
69
Parmi les deux oeuvres écrites selon notre opinion dans un esprit de cette
psychologie « exagérée » nous classons Andromaque et Britannicus. Nous
avons pu voir combien cette interdépendance des caractéristiques
personnelles, prenant source dans le besoin d’amour, se veut le moteur de
l’action. Racine a réussi à créer l’univers où les caractères des héros se
constituent l’un en fonction de l’autre.
Les autres tragédies apportent chacune une peinture originale de
l’affection bien que la psychologie y soit moins compliquée. Ceci est le cas de
Bérénice qui était sujet de maintes discussions en raison de l’absence
prétendue de l’aspect tragique de l’amour peint faute de péripéties et de la
mort. L’amour tel qu’il est traité dans Bérénice était considéré comme peu
tragique car encadré d’une action trop simple. Racine argumente contre les
objections possibles justement par cette simplicité de l’action, il en fait un
avantage : « […] il n’y a que la vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et
quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui
pourraient à peine arriver en plusieurs semaines? Il y en a qui pensent que
cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au
contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce
grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient
dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant
cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des
passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression.“23
Notre analyse de l’amour centré sur la psychologie des personnages
suivait l’idée de l’action intériorisée, c’est-à-dire la pensée que l’action se veut,
non seulement dans Bérénice, simple, ce qui représente un trait typique des
tragédies raciniennes. Au fur et à mesure de notre analyse nous avons pu
découvrir la nature de l’action. « L'on entend par action, non pas la réalisation
scénique des faits, mais la chaîne continue des effets, le passage incessant
d'un état à un autre jusqu'à l'état définitif qu'on appelle dénouement ».24 Par
ces effets il faut comprendre les motifs, les hésitations, les blessures intérieurs
comme le résultat de frottement des personnalités différentes égoïstes et 23 Œuvres complète de J. Racine, Tome II, Paris, chez P. Dupont, Libraire, 1824, p. 267-268.24 Lanson, G. : Jean Racine. Récupéré de : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jean_Racine (le 2 mai).
70
faibles par la suite, faibles par leur inclinaison à la passion qu’ils n’arrivent pas
à maîtriser. Cette action intériorisée réside dans un vécu émotionnel qui est
soumis aux lois de la lutte entre la passion et la volonté, le moi égoïste et la
raison. Cet univers de l’amour est donc entouré d’un cadre plus large de la
rationalité et de la déraison.
La lutte intérieure à laquelle le lecteur assiste lui permet de sympathiser avec le héros en raison de son sort pitoyable et de sa complexité qui justifient
en partie son comportement mauvais. « Horace nous recommande de
dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, et tel qu’on dépeint
son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au
contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait
la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition
d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation que la pitié du spectateur; ni
qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il
faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de
faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse
plaindre sans les faire détester ».25
L’observation de la lutte intérieure du héros remplit le lecteur à la fois de
l’incertitude en ce qui concerne le déroulement de l’action. L’incertitude
envahit les héros également et les pousse à agir conformément au danger
imaginaire car le désir de l’amour voile en partie la raison des personnages et
ils succombent aux préjugés qu’ils se font l’un de l’autre. Ils sont poussés par
la peur et par l’amour-propre à inventer une stratégie afin d’éviter le danger
supposé et de manipuler l’adversaire. Ainsi à chaque moment la situation peut
être bouleversée en fonction de l’état psychique actuel, instable, des
personnages et le caractère de ce bouleversement est difficilement prévisible.
Ce jeu psychologique qui caractérise l’œuvre racinien et dont le terme clé est
l’amour offre une variété d’interprétation innombrable. Il faut souligner que
notre approche ne représente qu’une possibilité parmi d’autres.
25 Racine, J. : Première préface d’Andromaque, Paris : Bordas, 1968, p. 30.
71
Ouvrages consultés
Littérature première:
Les tragédies : Andromaque, Paris : Bordas, 1968
(Abrégé A, suivi du numéro de page)
Britannicus; Mithridate; Iphigénie. T. 1, Coethen 1913
(Abrégé Br, M, I, suivis du numéro de page)
Bérénice : Théâtre. Tome I, II. / Racine, Paris, Hachette, Col. du Flambeau, 1948
(Abrégé Bé, suivi du numéro de page)
Phèdre : Oeuvre complètes de J. Racine, Tome III., Paris, Gaultier-Laguionie, 1827
(Abrégé Ph, suivi du numéro de page)
Œuvres complètes de J. Racine, Tome III., Paris, Gaultier-Laguionie, 1827
Œuvres complètes de J. Racine, Tome II., Paris, Gaultier-Laguionie, 1824
Théâtre. Tome I, II. / Racine, Paris, Hachette, Collection du Flambeau, 1948
Littérature secondaire:Jean Starobinski, L’Oeil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961
Stendhal, De l’amour, Paris, POCKET, 1998
Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette,
1957
Raymond Picard, Corpus Racinianum – Recueil-inventaire des textes et
documents du XVIIe siècle concernant Jean Racine, Paris, Société d’Édition
« Les belles lettres », 1956
René Descartes, Vášně duše, Praha, Mladá Fronta, 2002
Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1955
Denis de Rougemont, L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972
Gertruda Wienerová, Racine et les héroïnes de ses tragédies, Masarykova
Univerzita, Brno, rok vydání neuveden.
72
Les dictionnaires :
Larousse/3 volumes en couleurs, Paris, Librairie Larousse, 1965
Le Petit Robert des noms propres, dictionnaire illustré, Paris, Dictionnaires LE
ROBERT, 1998
Estetický slovník, Wolf Henckmann, Konrad Lotter, Praha, nakladatelství
Svoboda, 1995
Sites Internet consultés :
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jean_Racine : (GUSTAVE LANSON, article "Jean
Racine" de La Grande Encyclopédie (publiée entre 1885 et 1902)).
http://www.alalettre.com/racine-phedre.htm : (Nathalie Cros, Texte intégral de
Phèdre sur le site de l'ABU)
Bibliographie de Jean RacineOeuvres principalesLa Thébaïde ou les frères ennemis (1664)
Alexandre le Grand (1665)
Andromaque (1667)
Les plaideurs (1668)
Britannicus (1669)
Bérénice (1670)
Bajazet (1672)
Mithridate (1673)
Iphigénie (1674)
Phèdre (1677)
Esther (1689)
Athalie (1691)
Autres oeuvresLe paysage ou les promenades de Port-Royal-des-Champs
La nymphe de la Seine
73
Ode sur la convalescence du roi
Lettre a l’auteur des hérésies imaginaires et des deux visionnaires
Lettre aux deux apologistes de Port-Royal
Discours à l’Académie française
Abrégé de l’histoire de Port-Royal
Mémoire pour les religieuses de Port-Royal-des-Champs
Épitaphes
Explications de médailles
Fragments et notes historiques
Remarques sur les Olympiques de Pindare et l’Odyssée
Lettres à Boileau
74
La table des matières
Avant-propos...............................................................................................................4I. Amour tendre.....................................................................................................12
I.I. Amour à la base de courtoisie...................................................................12I.II. Amour vertueux, amour et devoir............................................................13I.III. Amour tragique..........................................................................................16I.IV. Amour partagé..........................................................................................17I.V. Amour partagé et révolte..........................................................................23
II. Amour passion......................................................................................................26II.I. Amour forcé.................................................................................................27III. Amour parental............................................................................................32III.I. Amour maternel.........................................................................................33III.II. Amour paternel.........................................................................................35
IV. Amour – déclencheur, animateur de l’action..................................................41IV.I. Amour et désir du pouvoir.......................................................................41
V. Amour prisonnier d’une stratégie maligne.......................................................48V.I. Amour et jalousie.......................................................................................48V.II. Amour et ruse............................................................................................49V. III. Amour et manipulation..........................................................................53
VI. Amour et fatalité..................................................................................................59VII. Raison et déraison.............................................................................................63Conclusion.................................................................................................................69Ouvrages consultés..................................................................................................72Bibliographie de Jean Racine.................................................................................73La table des matières...............................................................................................75
75