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Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Date post: 05-Jan-2017
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MASARYKOVA UNIVERZITA FILOZOFICKÁ FAKULTA Ústav románských jazyků a literatur L’amour dans les tragédies de Jean Racine Diplomová práce
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Page 1: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

MASARYKOVA UNIVERZITAFILOZOFICKÁ FAKULTA

Ústav románských jazyků a literatur

L’amour dans les tragédies de Jean Racine

Diplomová práce

Autor: Vedoucí diplomové práce:Jana Zezulová prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.

Brno 2007

Page 2: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Tímto prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala sama a že jsem čerpala pouze z uvedených pramenů.

V Brně ……………..

2

Page 3: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Na tomto místě bych ráda poděkovala prof. Petru Kylouškovi za vedení a cenné rady, jež mi při psaní diplomové práce poskytl.

J.Z.

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Page 4: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Avant-propos

Abraham Herold Maslow, psychologue américain, a élaboré en 1943 une

théorie de la motivation. Sa pyramide des besoins contient cinq niveaux:

besoins physiologiques, besoins de sécurité, besoins de reconnaissance et

d’appartenance sociale, besoin d’estime, besoin d’accomplissement personnel.

Nous recherchons d'abord, selon Maslow, à satisfaire chaque besoin à un

niveau donné avant de penser aux besoins situés au niveau immédiatement

supérieur de la pyramide. Les deux premières catégories représentent les

besoins inférieurs (besoins physiologiques et besoins de sécurité), les deux

suivantes forment les besoins supérieurs (besoins d’amour et besoin

d’estime). Tous les quatre appartiennent à la catégorie des besoins

déficitaires, c’est-à-dire besoins dont la satisfaction est primordiale. Ainsi,

juste après la faim, la soif, et tous les besoins matériels, l’amour représente un

besoin qui exige d’être satisfait et dont l’ignorance est souvent sanctionnée

par une déformation profonde de l’individu dans le cadre de son existence

dans la société. Dans ce cas-là une tension naît et l’homme déploie tout les

efforts pour contenter ces besoins d’appartenance et d’amour.

Dans le présent mémoire de maîtrise nous allons essayer de démontrer le

fonctionnement de l’amour comme la plus puissante des motivations des

héros raciniens. L’amour dans l’œuvre racinien joue le rôle principal. Il revêt

plusieurs fonctions. L’amour devient le moteur de toute action. C’est dans

l’amour que la fatalité réside. C’est à la fois l’amour et les amours. Racine a

dépeint l’affection sous divers aspects tout en proposant une peinture de

l’amour en tant que l’émotion universelle.

Le principal but de ce mémoire sera de faire une analyse de l’amour tel

que Racine nous le présente dans sa lutte avec la volonté, dans ses

hésitations. Nous aurons la possibilité d’entrevoir l’amour en tant que l’émotion

qui rend l’homme faible et par conséquent violent.

Nous analyserons les tragédies suivantes : Andromaque, Britannicus,

Mithridate, Bérénice, Iphigénie et Phèdre ne laissant de côté que Bajazet en

raison de son thème exotique. Nous allons omettre les deux premières pièces

également, Alexandre le Grand et Thébaïde, puisque nous considérons

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Andromaque comme une œuvre qui représente un tournant important dans la

carrière de Jean Racine. Le succès qu’il a connu avec Andromaque justifie en

partie notre choix. Les deux dernières tragédies, Esther et Athalie, ne seront

pas analysées non plus parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre défini à

cause de leur thématique religieuse.

Nous n’allons pas focaliser notre attention sur l’analyse des pièces l’une

après l’autre. Au contraire nous nous concentrerons sur le terme clé de l’amour

dans chacune d’entre elles sans avoir besoin de créer une hiérarchie

quelconque ou d’attribuer une œuvre précise à un type d’amour. Nous

établirons une classification de l’amour tout en accentuant ses spécificités.

C’est-à-dire que nous nous concentrerons sur des états psychiques spécifiques causés par l’amour, tels que: désir du pouvoir, vertu, ruse, jalousie,

révolte, désir de vengeance, etc. Nous essaierons de démontrer comment

l’amour en tant que déclencheur de tels changements d’esprit se trouve au

centre de ces changements qui le touchent lui-même en retour en le

transformant considérablement. Cet amour troublé entraîne d’autres effets ce

qui produit le tourbillon des malentendus et des réputations compromises.

Nous partirons de la dichotomie de l’amour-tendre et de l’amour-passion

comme deux types d’amour principaux qui servent de cadre et de point de

départ pour toute l’analyse suivante.

Nous aurons la possibilité de découvrir progressivement les bases sur

lesquelles la psychologie est construite. C’est avant tout la raison et la conscience dont l’auteur munit ses personnages qui représentent la clé d’une

telle découverte. C’est dans la deuxième partie de notre travail que nous

voudrions aborder brièvement l’influence de la rationalité, partie inséparable de

l’amour racinien, sur l’action.

Les personnages sont très complexes, ambigus, confus, faibles et c’est

justement la faiblesse qui accentue leur aspect humain. L’amour est au centre

de tout changement personnel et psychique des héros. Racine a donné à

l’amour une fonction importante. La passion représente dans son œuvre un

principe fatal et avec la volonté qui s’y oppose elle fonde le tragique. Ce

conflit de deux ordres, celui de la volonté et celui de la nécessité d’aimer

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conditionne considérablement le comportement des personnages qui sont

soumis aux caprices provenant de la passion mais qui tentent de se défendre

contre elle. Ils sont suivant la doctrine du jansénisme faibles et corrompus de leur nature. Ainsi la passion l’emporte dans la plupart des cas sur la volonté.

Parmi les auteurs dont Racine s’est inspiré est dont il connaissait l’œuvre

appartient René Descartes. C’était en 1659 où son traité philosophique intitulé

Les passions de l’âme a paru. L’analyse des passions qu’il offre reste

conforme au rationalisme dont le philosophe est le fondateur. Descartes

présente une théorie cohérente de l’émotivité humaine dont la base est

l’analyse physiologique et psychologique du phénomène.1 Il procède en

naturaliste. Il établit six passions principales : admiration, amour, haine, désir,

joie et tristesse qui donnent naissance, par leur combinaison, aux passions

particulières.2 Il faut savoir aussi que Descartes « ne condamne pas les

passions, mais conseille de les connaître pour « éviter leur excès » ».3

Évidemment son rationalisme se reflète à son tour dans l’œuvre racinien.

Racine munit ses personnages de la conscience et de la volonté, quoique

faible, de la réflexion préalable à toute action. L’action provoquée par la

passion indomptable s’intériorise grâce au processus rationnel des hésitations et de l’effort des héros de se dominer, conformément à la pensée

cartésienne de « connaître les passions pour éviter leur excès ».

Racine a créé un nouveau type de tragédie. Avant lui, l’intrigue était

donnée et à peu près prévisible. Les rôles étaient répartis et les caractères des

héros étaient souvent reconnaissables. On a pu prévoir plus ou moins leur

comportement et le déroulement de la tragédie par la suite. L’action dépendait

des faits réalisés. Racine fonde l’intrigue sur une motivation psychologique intérieure qui est la passion dévorante et qui avec la volonté fonde une

tension dramatique. Le conflit qui est la base de l’action est désormais

intériorisé et il n’est jamais accompli. Son caractère est instable en fonction

1 Descartes, R. : Vášně duše, Praha, Mladá Fronta, 2002, p. 10. « Na rozdil od takto prakticky motivované reflexe věnuje Descartes vášním samostatný spis, v němž je nám předložena ucelená teorie lidské emocionality, jejíž platnost se nezakládá na jejím morálním upotřebení, ale především na fyziologických a psychologických analýzách ».2 Larousse/3 volumes en couleurs, Paris, Librairie Larousse, 1966, p. 144.3 Ibid., p. 144.

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de la complexité psychologique des personnages et leur comportement est

imprévisible par conséquent.

Nous avons dit que le tragique racinien consiste dans le conflit entre la

passion, son pouvoir absolu sur les personnages raciniens, et la volonté. Cette nécessité d’aimer et d’être aimé détermine très fort les personnages.

Nous distinguons deux types de héros en fonction de leurs attitudes envers la

passion destructrice. Les uns qui peuvent être appelés héros tendres, victimes

de la passion d’autrui, sont prêts à se sacrifier, à céder devant la violence afin

d’éviter le mal. Les autres sont les victimes de leur propre passion et ils tentent

de satisfaire leur propre penchant violent dont ils souffrent. Ils créent le mal en

nourrissant la passion qui les dévore. Il ne serait néanmoins pas tout à fait

justifiable de présumer qu’il existe une dichotomie des personnages bons d’un

côté et ceux qui sont mauvais de l’autre côté. Nous aurons la possibilité de voir

que surtout les héros passionnés témoignent d’une complexité psychologique remarquable. Racine ne fait pas d’eux les monstres sans

merci, ils ne sont pas en vérité des antihéros, c’est-à-dire ils ne sont pas les

pendants exclusivement mauvais des héros tendres. Mais il est vrai que dans

la plupart des cas ils perdent leur lutte contre la passion dévorante. Ils

finissent poussés par leur amour non partagé par attenter à la vie de la

personne aimée ou par affliger celle-ci à tel point qu’elle recourt elle-même à la

mort. Le désir de nuire a pour but la satisfaction de l’amour-propre et la

vengeance de ne pas être aimé. Or la réflexion à laquelle le personnage se

soumet avant d’entreprendre une action quelconque lui cause des tourments

psychiques considérables et la souffrance qui le saisit augmente à proportion

de celle qu’il cause à autrui.

Racine est considéré comme un très bon psychologue des caractères

féminins. Or, ceci n’est que la moitié de la vérité. Racine est avant tout un très

bon psychologue qui a su faire de l’amour le mobile de toute action et qui

nous a laissé une peinture extraordinaire des passions en général, de l’amour

en tant qu’émotion universelle. Derrière les personnages il y a les gens qui

aiment, qui en souffrent, qui résonnent, qui hésitent. L’amour racinien est une

affection très complexe. Dans son œuvre nous ne trouverons pas les louanges

simples et pathétiques de la beauté de l’amour et dont l’action ne profite point.

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Racine s’inscrit contre la galanterie et à sa place il introduit une affection tendre et douce, capable de sacrifices. De l’autre côté il y a la passion violente qui fait souffrir les autres et dont le personnage même, prisonnier de

sa passion, souffre. L’inspiration des passions qui vont jusqu’à tuer lui vient

des auteurs grecs et romains4 dont la lecture l’a marqué profondément durant

sa jeunesse.

Dans son œuvre nous pouvons donc reconnaître, ainsi que dans sa vie,

les aspects les plus opposés. Racine a vécu une vie fort ambiguë et il n’est

peut-être pas tout à fait erroné de supposer que ces expériences ont pu le

prédéterminer quant à la recherche de sa conception de l’amour. La variété de

ses expériences trouve sa jumelle dans la variété des amours peints dans ses

tragédies. Racine a reçu une formation janséniste et une culture grecque et

latine. Puis une rupture avec Port-Royal lui a ouvert la porte d’une vie dissolue

à Paris. Avec ses amis Boileau et La Fontaine il hanta les cabarets, le Mouton

blanc, la Pomme du Pin, la Croix de Lorraine. Il aima les comédiennes, la

Duparc qui paraît avoir été la grande passion de sa vie, et la Champmeslé qu’il

quittera seulement après avoir renoncé au théâtre. Cette partie de la vie a été

mal vue à Port-Royal. Mais c’est justement cette partie de sa vie où Racine a

fait l’expérience de la passion. « Il vécut ce qu’il devait peindre ».5 Néanmoins,

le jansénisme l’avait marqué profondément et il représentait visiblement le

cadre émotionnel d’où l’inspiration de l’amour tendre, humble lui est venue. En

plus il a su atténuer la force de la passion violente, peinte dans ses tragédies,

en la traitant dans une optique janséniste comme inévitable et fatale. La vie de

Racine pourrait donc être répartie en trois sections. Celle de sa jeunesse

marquée par la formation janséniste celle de la rupture avec le Port-Royal liée

à sa vie mondaine désapprouvée par ses maîtres et celle de la réconciliation et

de la conversion définitive officielle au jansénisme.

Racine a vécu sous le règne de Louis XIV passionné de tout ce qui

amuse, ce qui fait plaisir. « C’est à cette cour splendide, pleine d’amour et de

vie que Racine a passé une grande partie de sa vie ».6 La vie mondaine de

Paris, la vie à la Cour et la fréquentation des salons de Mme de Montespan ainsi

4 Il lisait Virgile, Homère, Pindare, Sénèque, Tacite, Plutarque.5 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 539.6 Wienerová, G. : Racine et les héroïnes de ses tragédies, Masarykova Univerzita, Brno, rok vydání neuveden, p. 2.

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que la correspondance des femmes illustres telles que Mme de Sablé, Mme de

Sévigné et Mme de Lafayette, ont influencé naturellement la création de Jean

Racine. Leur préciosité et galanterie qui s’y reflètent ont trouvé la place aussi

dans l’œuvre racinien. Néanmoins il ne faut pas oublier de mentionner que son

style est marqué par une ambiguïté propre à l’œuvre ainsi qu’à la vie du

poète. Permettons-nous une brève digression. Pour les raisons de la

complexité il faut reconnaître que le style remarquable par sa musicalité et qui

est un vrai art de diction classique est à la fois « [s]imple et naturel avant

tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. […] On

serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots

familiers, de locutions de tous les jours »7. Gustave Lanson nous a donné des

exemples suivants pour illustrer la pensée que ce n’est que la musicalité de

ses vers qui nous empêche de remarquer ces formes qu’il désigne comme

« formes de la conversation courante » : « Qui te l’a dit? », « Seigneur, vous

changez de visage » ou « Sortez ». Ces expressions de situation ne sont

terribles ou pathétiques selon Lanson que par les causes qu’on comprend et

par leurs effets qu’on pressent.

Nous voyons qu’il y a toujours deux côtés complémentaires du problème.

D’un côté nous avons un langage musical qui reflète les contraintes de

l’esthétique classique, de l’autre côté la même langue est la langue qui par sa

simplicité crée un pont entre les siècles passés et l’époque contemporaine.

C’est-à-dire que cette langue devient grâce à son caractère humain et ordinaire

de tous les hommes la langue de tout les jours.

Ambiguïté, dichotomie, contraste. Ce sont les termes qui caractérisent

l’œuvre de Jean Racine. D’un côté nous pouvons y trouver les traits de

l’époque : fidélité à l’esthétique classique, reflet de la bienséance de l’époque

classique, inspiration par la morale janséniste, rationalité qui dialogue avec la

passion suivant la tradition des casuistes de l’époque. De l’autre côté Racine

était innovateur. Nous avons déjà mentionné son apport à la tragédie sous

forme d’une motivation psychologique intérieure dont il fait la base de l’action.

C’est cette intériorisation de la causalité actionnelle, où l’amour devient le

mobile, qui contribue à l’intemporalité de l’œuvre. « Il prit des sujets

7 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 545.

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légendaires ou historiques, et comme tels, aussi invraisemblables que ceux de

Corneille : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il

aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain. »8

Avant de procéder a l’analyse de l’amour dans les tragédies de Jean

Racine nous voudrions préciser quelques termes clés utilisés dans notre travail

de mémoire. Lors de notre analyse des types d’amour nous introduirons deux

notions : le tragique explicite et le tragique implicite. C’est la manifestation

extériorisée directe (par la mort ou la folie) qui distingue le tragique explicite du

tragique implicite. Ce dernier se laisse deviner de manière indirecte et il

implique par exemple le déchirement de l’âme, la souffrance, le désespoir, la

tristesse, bref, toutes les sortes de peines préalables au tragique explicite et

qui se veulent le résultat de la nécessité ressentie au fond du cœur, quelle que

soit son origine (ici besoin d’amour).

Dans l’œuvre racinien nous trouverons les deux types de tragédies, celle

qui n’a pas besoin qu’il y ait du sang et des morts sur la scène, dont l’exemple

est Bérénice, et celle où justement la mort est présentée comme une issue

nécessaire de la situation précaire, comme c’est le cas de Phèdre.

Denis de Rougemont critique l’absence de la mort dans Bérénice, il la

juge nécessaire à la différence de Racine. « Or cette « tristesse majestueuse

qui fait tout le plaisir de la tragédie », ce n’est que la moitié du mythe, son

aspect diurne, son reflet moral dans notre vie de créatures finies. Il y manque

l’aspect nocturne, l’épanouissement mystique ce que l’on pourrait appeler,

symétriquement, « cette joie majestueuse qui fait toute la douleur du Roman.

Car pour l’atteindre ou seulement la pressentir, il eut fallu pousser jusqu’à la mort, - cette mort que Racine ne juge pas nécessaire. »9

Selon Denis de Rougemont « Racine, dans ses premières

pièces, raccourcit la portée du mythe à la mesure d’une psychologie exagérée

« admissible » ».10 Rougemont attribue cette « tristesse » qui ne révèle que de

« morbides complaisances à la défaite de l’esprit , à la résignation des sens »11

à la sécularisation de la passion, typique pour le siècle. Ce n’est qu’après la

8 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette,1957, p. 544.9 Rougemont, D. de : L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972, p. 220.10 Rougemont, D. de : L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972, p. 220.11 Ibid, p. 221.

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réconciliation avec Port-Royal, avec le jansénisme, que Racine créera Phèdre,

« la revanche de la mort »12. Or, ici la mort n’est pas non plus un symbole de la

transfiguration : « Il a pris le parti du jour, la mort n’est plus que le châtiment de

ses trop longues complaisances ».13

Nous aurons la possibilité de voir que l’histoire de Bérénice n’est en rien

moins tragique que par exemple celle d’Andromaque où de Phèdre même si

l’auteur se contente du tragique implicite et évite la mort dans Bérénice. Il s’en

rapproche mais il n’en aura pas besoin finalement pour irriter les sentiments et

éveiller la pitié chez les spectateurs. Ce sera justement et avant tout dans cette

optique de la psychologie « exagérée », qui rend compte de la lutte entre la

passion et la volonté dominée par la raison, que nous voudrions analyser les

personnages raciniens en tant qu’êtres très complexes qui, qu’ils aboutissent

où non à la mort, méritent d’être compris.

12 Ibid., p. 222.13 Ibid., p. 222.

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I. Amour tendreLe premier type de l’amour qu’il faut mentionner ne peut être autre que

celui de l’amour tendre qui a dans l’œuvre de Racine sa place importante. Sa

fonction est de servir de base pour toute action et pour toute machination de la

part de l’amour passion et de l’ego. Ce type d’amour représente toujours le

fond de toute péripétie. Nous aurons la possibilité d’observer combien de

variations nous pouvons y reconnaître, dont les spécificités nous intéressent et

pourraient nous être utiles.

I.I. Amour à la base de courtoisieQuoiqu’il ne soit pas tout à fait significatif pour le but de notre d’analyse,

centrée sur la psychologie, l’amour aux traits courtois trouve sa place dans le

classement du présent travail ainsi que dans l’œuvre racinienne. Nous

considérons que c’est surtout à travers ce type d’amour que la bienséance de

l’époque racinienne, du XVIIe siècle, se reflète dans son œuvre. Cependant,

même si ce n’est que pour les raisons de l’intégralité, il nous paraît nécessaire

de prêter attention à ce type d’aveux amoureux. Avouons qu’aucun d’entre eux

n’est tout à fait simple mais par contre contient quelquefois des nuances

dignes de notre attention comme nous allons le voir dans les sous-chapitres

suivants. À titre d’exemple la vertu qu’on peut lire derrière les propos de

l’obéissance parfaite.

L’exemple typique de l’aveu courtois pourrait être reconnu dans l’extrait

suivant. Nous y reconnaissons facilement les traits significatifs. Tout d’abord le

style de l’apostrophe de la dame chérie témoigne des manières galantes mais

en ce qui est le contenu du discours nous reconnaissons surtout le

dévouement absolu à la dame chérie exprimé par la volonté de l’amant décidé

à mourir pour sa bien-aimée.Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?/ Quoi ? je puis donc jouir d’un entretien si doux ?/ Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ?/ Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?/ Faut-il que je dérobe, avec mille détours,/ Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?/ Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence/ N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?/ Que faisait votre amant ? Quel démon envieux/ M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?/ Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,/ M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?/ Ma princesse, avez-

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vous daigné me souhaiter ?/ Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ? ( Br, Britannicus, p. 26)

I.II. Amour vertueux, amour et devoirSi nous cherchions une image encore plus fidèle de l’amour courtois nous

n’aurions qu’à recourir à la tragédie Mithridate. L’amour tendre entre Xipharès,

fils de Mithridate, et Monime, femme future de celui-ci, se caractérise par

l’abnégation de soi-même, l’inaccessibilité de la dame adorée représentant

un fait insurmontable pour Xipharès. Ce dernier se trouvant en position

semblable à celle des vassaux dont la fidélité au souverain était l’un des traits

les plus importants. Nous avons affaire à l’amour vertueux au sens propre du

mot en observant une fidélité pareille de Xipharès à l’égard de son père.

Le dévouement et l’obéissance absolus se reflètent dans les vers

suivants, où Xipharès décrit combien le fait de dissimuler ses propres

sentiments envers Monime était douloureux pour lui. Cependant le sentiment

du devoir reflète la volonté de garder une fidélité constante à son père malgré

la mort annoncée de celui-ci :Je l’aime, et ne veux plus m’en taire,/ Puisqu’ enfin pour rival je n’ai que mon frère./ Tu ne t’attendais pas, sans doute, à ce discours;/ Mais ce n’est point, Arbate, un secret de deux jours./ Cet amour s’est longtemps accru dans le silence./ Que n’en puis-je à tes yeux marquer la violence,/ Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis ?/ Mais, en l’état funeste ou nous sommes réduits,/ Ce n’est guère le temps d’occuper ma mémoire/ À rappeler le cours d’une amoureuse histoire. (M, Xipharès, p. 69)

Pour montrer qu’il s’agit de l’amour au sens courtois, comme on l’a dit,

caractérisé par l’héroïsme et par la capacité du héros de sacrifier sa vie à la

dame qu’il chérit, nous nous servons encore des vers suivants. En plus nous

pouvons y observer aussi le trait principal de l’amour courtois, à savoir le

dévouement absolu envers la dame et la volonté et capacité qu’elle a de

disposer des émotions de son amant. Quoique en réalité les rôles aient été

répartis autrement : Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,/ Ne dissimula point ses vœux présomptueux./ De mon père à la Reine il conta la disgrâce,/ L’assura de sa mort, et s’offrit en sa place./ Comme il le dit, Arbate, il veut l’exécuter./ Mais enfin, à mon tour, je prétends éclater./ Autant que mon amour respecta la puissance/ D’un père, à qui je fus dévoué dès l’enfance,/ Autant ce même amour, maintenant révolté,/ De ce nouveau rival brave l’autorité./ Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,/ Condamnera l’aveu que je prétends lui faire;/ Ou bien, quelque malheur qu’il en puisse avenir/ Ce n’est que par ma mort qu’on la peut obtenir. (M, Xipharès, p. 70)

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« Monime, à ma flamme elle-même contraire/ Condamnera l’aveu que je

prétends lui faire » marque assez clairement la primauté de la dame aimée en

ce qui concerne l’acte de décider. Quant à l’amour tendre, nous oscillons

toujours entre le dévouement pour les parents et pour l’être aimé comme nous

allons bientôt le voir. Lequel des deux l’emporte sur l’autre sera éclairci tout de

suite. Avant d’y arriver permettons-nous encore le dernier des propos courtois

pour ainsi dire au nom de l’amour tendre : Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher/ Des maux que j’ai souffert en le voulant cacher./ Ne croyez point pourtant que, semblable à Pharnace,/ Je vous serve aujourd’hui pour me mettre en sa place. Vous voulez être à vous, j’en ai donné ma foi,/ Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi./ Mais, quand je vous aurai pleinement satisfaite, En quels lieux avez-vous choisi votre retraite?/ Sera-ce loin, Madame, ou près de mes Etats?/ Me sera-t-il permis d’y conduire vos pas? Verrez-vous d’un même oeil le crime et l’innocence?/ En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence?/ Pour prix d’avoir si bien secondé vos souhaits,/ Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais? (M, Xipharès, p. 73)

Nous pourrions continuer à citer d’autres vers pour démontrer la

courtoisie pure mais ce qui nous intéresse beaucoup plus ce sont les effets de

l’amour tendre caractérisé par  l’abnégation de soi-même qui mène par la

suite à ce qu’on appelle vertu. Nous venons de discerner le premier trait de

l’amour tendre à savoir la courtoisie. Cependant à mesure que cet amour entre

deux personnages doit se confronter avec le devoir, fruit de l’amour pour les

parents ou de l’obéissance à la loi, l’amour tendre courtois, quoique

réciproque, cède à ce devoir et fait surgir à la surface une vertu intrinsèque. Ce

sont les considérations des personnages amoureux à l’égard d’une tierce

personne, habituellement celle qui leur nuit, grâce auxquelles il nous est

permis de reconnaître une dimension plus profonde de l’action des

personnages résultant de leur nature vertueuse. Ces considérations peuvent

ou non être déterminées par la présence de cette tierce personne par exemple

quand Néron menace Junie de l’observer au cours de son entretien avec

Britannicus. La vertu ressort dans sa plénitude dans le second cas. L’extrait

suivant est l’exemple d’un de ces entretiens vertueux d’autant plus que

l’humilité est gardée malgré l’absence de la personne redoutable qui ne peut

donc pas les entendre.Oui, Prince, il n’est plus temps de le dissimuler:/Ma douleur pour se taire a trop de violence./ Un rigoureux devoir me condamne au silence;/ Mais il faut bien enfin, malgré ces dures lois,/ Parler pour la première et la dernière fois./

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Vous m’aimez des longtemps. Une égale tendresse/ Pour vous depuis longtemps m’afflige et m’intéresse./ Songez depuis quel jour ces funestes appas/ Firent naître un amour qu’ils ne méritaient pas;/ Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,/ Le trouble ou vous jeta l’amour de votre père,/ Le tourment de me perdre et de le voir heureux,/ Les rigueurs d’un devoir contraire à tous vos vœux:/ Vous n’en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,/ Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire;/ Et, lorsque ce matin j’en écoutais le cours,/ Mon cœur vous répondait tous vos mêmes discours./ Inutile, ou plutôt funeste sympathie!/ Trop parfaite union par le sort démentie!/ Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint/ Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinait point?/ Car, quel que soit vers vous le penchant qui m’attire,/ Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire,/ Ma gloire me rappelle et m’entraîne a l’autel, Où je vais vous jurer un silence éternel./ J’entends, vous gémissez; mais telle est ma misère./ Je ne suis point à vous, je suis à votre père./ Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir,/ Et de mon faible cœur m’aider à vous bannir./ J’attends du moins, j’attends de votre complaisance/ Que désormais partout vous fuirez ma présence./ J’en viens de dire assez pour vous persuader/ Que j’ai trop de raisons de vous le commander./ Mais après ce moment, si ce cœur magnanime/ D’un véritable amour a brûlé pour Monime,/ Je ne reconnais plus la foi de vos discours/ Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours. (M, Monime, p. 91)

Nous pouvons observer dans l’extrait cité l’obéissance parfaite,

l’humilité incorporée, contre lesquelles les héros n’osent pas se révolter

même s’il tentent quelquefois de renverser le destin et fléchir le tyran dont tout

dépend (voir chapitre « amour forcé » et « amour et révolte »). Néanmoins le

dévouement de ces héros vertueux se caractérise avant tout par l’obligation morale remarquable.

Jusqu’ici nous avons eu la possibilité d’examiner au moins en partie la

base de toute tragédie, l’amour vertueux, représentant une condition

nécessaire pour la péripétie ultérieure. Il sera victime des maux commis par

l’amour passion et pour la plupart des cas il y succombera. Néanmoins la

nature vertueuse de l’amour tendre causera que celui-ci atteindra aussi une

certaine satisfaction. À titre d’exemple dans Mithridate cet amour tendre de

Xipharès se montre doté du respect à l’égard de son père à tel point qu’il aura

une grande importance pour la suite car il saura influencer considérablement la

fin de la tragédie. L’amour pour le père et sa vénération l’emportera non

seulement sur l’amour galant, vertueux, pour Monime, mais il aura pour

conséquence, ce qui importe beaucoup pour notre analyse psychologique, un

impact indéniable sur le comportement de Mithridate, père malheureux et roi

rusé qui finira finalement par unir les deux amants.

15

Page 16: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

I.III. Amour tragiqueQu’est-ce que nous entendons par un amour tragique? Est-ce qu’il est

indispensable que la notion de l’amour tragique implique forcément le fait de la

mort de l’un des amoureux ? Dans le monde racinien l’amour tragique ne

consiste plus forcément dans la mort de l’un des héros. Il se manifeste à

travers les nuances et la complexité des émotions éprouvées par les héros

entraînés dans des situations critiques. Cependant l’amour tragique au sens

propre du mot ayant pour corollaire la mort de l’un des héros trouvera sa place

dans deux des six tragédies choisies. Comme la mort de Mithridate sert plutôt

d’élément de conservation de l’amour tendre entre Xipharès et Monime, elle

n’entre pas selon notre opinion dans la catégorie, aussi bien que la mort

d’Ériphile ne sert que de l’arrière-plan contextuel. Elle est secondaire par

rapport au tragique principal, celui du déchirement profond du cœur parental

d’Agamemnon. Le second cas est celui de Phèdre, mais comme la pièce

mérite d’être mentionnée à part, nous l’aborderons plus tard.

Pourtant le tragique explicite, quoique non accompli, trouve sa place aussi

dans Mithridate. Il suffit de rappeler la tentation de Monime de se suicider. Tout

de même le dénouement sera pour cette fois-ci plutôt heureux.Madame, où courez-vous ? Quels aveugles transports/ Vous font tenter sur vous de criminels efforts ?/ Hé quoi ? vous avez pu, trop cruelle à vous-même,/ Faire un affreux lien d’un sacré diadème ?/ Ah ! ne voyez-vous pas que les dieux plus humains/ Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains ? (M, Phaedime, p. 118)

L’amour tragique dont la base pourrait être prise comme un exemple

général et qui se caractérise par la mort de l’un des héros est celui que nous

trouverons dans Britannicus. Il s’agit de l’amour malheureux, amour de deux

cœurs qui ne sont destinés qu’à être opprimés par un pouvoir suprême, celui

d’un souverain. Ici c’est Néron, le souverain, qui fera finalement périr

Britannicus. Cependant ici nous pouvons reconnaître déjà un autre fait très

important. Néron n’accomplira ses projets qu’après avoir mené une lutte

intérieure avec ses propres penchants (l’amour pour Junie et le respect pour la

mère,) et surtout avec sa propre nature vertueuse endormie et sa propre

conscience. Le combat intérieur de Néron pourrait être classé dans une

catégorie du tragique implicite, beaucoup plus important pour nous, que nous

16

Page 17: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

allons traiter dans la deuxième partie du présent travail, dans le cadre de

l’amour passion.

Comme nous l’avons déjà signalé, l’amour tendre représente avec ses

caractéristiques intrinsèques, telles que vertu, obéissance, abnégation de soi-

même, un espace pour des enjeux émotionnels et psychiques ultérieurs. Nous

osons dire que jusqu’ici le jeu stratégique de la part de l’amour passion n’était

pas encore adopté dans sa plénitude psychologique même si l’intrigue prouve

quelques enjeux latents. L’auteur se contente pour l’instant de la conception

« traditionnelle », c’est à dire qu’il cherche à accomplir le tragique littéralement,

par la mort ou le suicide. Le tragique implicite n’entre en scène qu’avec l’amour

passion, qui abuse de l’amour tendre, et avec l’orgueil qui cause des difficultés

profondes non seulement aux victimes mais avant tout aux persécuteurs

mêmes.

I.IV. Amour partagéLa réciprocité pourrait être reconnue comme l’attribut inséparable de

l’amour tendre tandis que l’amour passion serait caractérisé plutôt par son

aspect unilatéral ce qui provoque un déséquilibre et mène forcément aux vices.

L’amour réciproque représente dans notre classification dans une certaine

mesure l’exemple de l’amour harmonisant dans le sens de l’amour Platonicien :

un amour qui signale le déroulement paisible, qui harmonise. Ses qualités,

dont avant tout la rationalité et la sagesse, y participent. Nous avons déjà

entrevu comment l’amour réciproque qui se veut respectueux du devoir avait

été présenté dans Mithridate et Britannicus. En observant les relations de

Britannicus-Junie, de Xipharès-Monime mais aussi celles de Bérénice-Titus ou

bien de Iphigénie-Achille l’idée de l’ordre ressurgit à notre vue.

Il s’agit de l’amour réciproque, fatal, vertueux, qui cède toujours au devoir,

que se soit l’obligation à l’égard des parents (le cas de Monime, Xipharès),

l’amour tendre pour le père (Iphigénie), le respect du souverain (Junie) ou bien

l’obéissance aux raisons politiques (Titus).

Dans le cadre des relations réciproques Bérénice représente un modèle

en grande partie différent des autres. La relation Bérénice-Titus se distingue

17

Page 18: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

par une certaine tristesse qui sous-tend l’œuvre. Avant de tenter d’éclaircir

cette tristesse mentionnée envisageons encore un autre fait représentant les

occurrences qui la déterminent. Jusqu’ici nous avons eu affaire à un procédé

assez ordinaire en ce qui concerne le fondement de l’action. C’était l’existence

du triangle amoureux, potentiel de toute action. Néanmoins, même si ce

triangle existe aussi dans Bérénice, la situation est différente. L’existence d’une

tierce personne ne contribue point au déchirement que les deux personnages

principaux éprouvent. L’auteur a assuré pour ainsi dire le « dialogue » entre

Bérénice et Titus par le fait que Antiochus n’intervient pas vraiment et son

affection envers Bérénice ne devient que le tragique parallèle ce qui est

important pour qu’on puisse ressentir la tristesse à laquelle l’auteur a ainsi

donné libre cours. Nous pouvons lire cette tristesse non seulement dans les

exemples explicites ou le mot est utilisé, mais l’émotion se reflète par exemple

très bien aussi dans les exclamations de Titus dévoré par les sentiments

d’impuissance : Trop aimable princesse !/ Hélas ! (Bé, Titus, p. 289) Cette fois-ci,

l’explication explicite suit sous forme de commentaire du confident de Titus : En sa faveur d’où naît cette tristesse ? (Bé, Titus, p. 289)

La tristesse renforcée par la désespérance se lit même dans

l’apostrophe suivant quand Titus se trouve sur le point de s’expliquer, mais qu’il

y renonce par pitié pour Bérénice: Madame…(Bé,Titus, p. 296). Que l’interruption

de soi-même soit due aux sentiments mentionnés et non à la précipitation de

l’interlocutrice est prouvé par les mots de Bérénice : Hé bien, Seigneur ? Mais quoi ? sans me répondre/ Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre./ Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ? (Bé, Bérénice, p. 296)

Comme nous venons de le dire il y a assez d’exemples explicites où

l’auteur guide le lecteur par l’utilisation directe du mot tristesse, mais si nous

devions citer quelques-uns d’entre eux qui soient les plus significatifs ce

seraient les exemples suivants :Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux;/ Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces lieux./ C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,/ À son dernier excès est enfin parvenue.

Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !/ Combien mes tristes yeux la trouveroient plus belle,/ S’il ne falloit encor qu’affronter le trépas ! (Bé, Titus, p. 293)

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Page 19: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

La notion du regard mise en valeur dans ces deux extraits représente le

trait important pour notre approche de l’œuvre de Jean Racine dont nous

voudrions parler dans la partie théorique du présent travail.

Nous avons déjà signalé que la tristesse sous-tendant les répliques des

héros est bien sensible même dans les endroits non explicites. On ressent

derrière les réponses le contact oculaire qui dit plus que les mots, une tension

chez les interlocuteurs qui témoigne des mouvements d’âme. Parfois ce n’est

qu’ à l’aide de sa sensibilité que le lecteur peut pénétrer une ambiance telle

que l’auteur l’avait déjà tracée par « Combien mes tristes yeux la trouveroient

plus belle », « Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triste emploi, De recueillir

des pleurs qui ne sont pas pour moi », « Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?, Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ? », « J’espère que

bientôt la triste renommée, Vous fera confesser que vous étiez aimée. »,

« Sauront la détourner de ces tristes pensées. », « Quand de ce triste adieu je prévis les approches ».

Nous avons déjà fait observer l’existence d’une certaine passivité qui

caractérise les héros. Surtout chez Antiochus le lecteur se trouve surpris par

l’incapacité ou manque de volonté de celui-ci de tenter de faire pencher le

destin en sa faveur même dans les moments les plus favorables pour une telle

entreprise. Est-ce la peur, la vertu du héros ou bien la manière de l’auteur

comment garder la simplicité de l’action et de l’intérioriser? Le fait que

Bérénice demeure à la cour de Titus déjà depuis cinq années sans que rien de

grave ne soit arrivé de la part du peuple redoutable contribue à l’impression

que toute supposition de la part de Titus vis-à-vis de la situation, considérée

sans issue, ne sont pas tout à fait justifiables. C’est aussi ce que Bérénice,

profondément outragée, reproche à Titus en faisant appel à la situation assez

stable de ces cinq années et à son pouvoir à lui, lié au statut de l’empereur. Quoi ? Pour d’injustes lois que vous pouvez changer,/ En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?/ Rome a ses droits, Seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?/ Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? (Bé, Bérénice, p. 313)

En lisant la tragédie suivant les hésitations notables et des inclinaisons de

Titus à agir en faveur de l’amour sans tenir compte des contraintes imposées

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Page 20: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

par l’État on cède au sentiment que la solution était à portée de main. Mais ces

inclinaisons n’étaient que passagères et la raison l’emportait sur la passion.

Nous avons déjà esquissé le caractère lâche, car trop vertueux,

impuissant, d’Antiochus. Il sera parfois encouragé par l’espoir mais par un

espoir ne provenant pourtant que des aléas du sort et non de l’effort du héros

même. Un certain espoir vient à Antiochus par exemple de la part de Titus qui

le charge de l’entretien avec Bérénice. Antiochus aurait pu en abuser mais ce

n’était pas le cas. En plus l’immunité de Bérénice contre l’affection d’Antiochus

et le fait que cette fois-ci l’auteur ne fait pas connaître l’amour « perfide »

d’Antiochus à son rival, comme c’était le cas dans Mithridate par exemple,

nous inspire un certain espoir vis-à-vis de l’amour de Titus et Bérénice. Cette

immunité fonctionne, semble-t-il, comme le frein de toute entreprise vicieuse de

la part d’Antiochus. Il se tient à l’écart bien que les intentions de profiter de la

situation se fassent ressentir parfois. Ainsi l’absence d’une stratégie maligne

de manipulation ou d’une complication quelconque provenant de la part d’une

tierce personne, ici d’Antiochus, comme c’est le modèle habituel, fait de

Bérénice une œuvre unique dans l’ensemble de l’œuvre racinien. L’incapacité

d’Antiochus à agir se lit déjà au premier acte dans les vers suivants :Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?/ Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire./ Retirons-nous, sortons; et sans nous découvrir,/ Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir. (Bé, Antiochus, p. 280)

Elle culmine au moment où Antiochus parle à Bérénice de la part de Titus.

C’est justement le moment le plus favorable pour Antiochus de renverser le

cours des événements. Cependant il ne le fera point, en plus il fera la louange

des sentiments de Titus pour consoler Bérénice. À l’objection du type qu’il

s’agit d’une stratégie comment ne pas déplaire à Bérénice, de devenir son

appui et par la suite pénétrer plus profondément dans son cœur, on pourrait

répondre en avançant une quantité de situations similaires perdues grâce à la

passivité d’Antiochus. Si c’était une stratégie il ne succomberait pas si

facilement, il aurait combattu à la manière des personnages dans

Andromaque. Le héros est trop conscient de tous les obstacles et il y renonce.

Il aurait bien pu maudire son rival Néron et abuser de la situation.Il faut que devant vous je lui rende justice./ Tout ce que dans un cœur sensible et généreux/ L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,/ Je l’ai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore./ Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ? Une reine est suspecte à l’empire romain. (Bé, Antiochus, p. 305)

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Page 21: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Tout cela témoigne de l’action la plus simple possible quant aux moments

bouleversants, propres au drame, mais ceci ne veut pas dire qu’elle se veut

dépourvue du tragique. Au contraire, le vrai tragique, qui naît de la nécessité,

cette fois-ci de la nécessité d’obéir à la loi, et qui se manifeste par la tristesse,

consiste dans l’inutilité de la séparation des deux amants, les héros agissant

conformément aux demandes du peuple supposées et non urgentes. Nous en

avons déjà parlé en parlant des reproches de Bérénice offensée.Ignoriez-vous vos lois,/ Quand je vous l’avouai pour la première fois ? À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !/ Que ne me disiez-vous :  « Princesse infortunée,/ Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?/ Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. » / Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, / Quand de vos seules mains ce cœur voudroit dépendre ?/ Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous./ Il étoit temps encore : que ne me quittiez-vous ? (Bé, Bérénice, p. 311)

Une dernière notion très significative pour Bérénice est la notion de la raison qui représentera finalement la solution comment éviter le tragique

explicite sous forme des intentions de se suicider des trois héros, mais qui ne

saurait éviter le tragique implicite sous forme du déchirement du cœur. La

notion fait partie même de l’extrait déjà cité. Déjà le premier mot reflète la

conscience du héros. Le combat entre la passion et la raison, souvent

documenté dans l’œuvre, représente la base du tragique implicite, tragique qui

se réalise au secret de l’âme, à l’intérieur du cœur. Je n’examinois rien, j’espérois l’impossible. (Bé, Titus, p. 311)

Comme nous venons de le dire, c’est la raison qui finalement après les

bouleversements d’esprits, renforcés par les sentiments étouffants de

l’impuissance des trois héros, l’emportera sur la passion. Mais il ne faut pas se

laisser tromper par le mot même utilisé par Antiochus au moment de son ultime

aveu :Pour la dernière fois je me suis consulté; J’ai fait de mon courage une épreuve dernière;/ Je viens de rappeler ma raison tout entière: Jamais je ne me suis senti plus amoureux. (Bé, Antiochus, p. 323)

La conscience, le combat entre la passion aveugle et la conscience d’une

situation réelle, se reflète assez bien dans les mots d’Antiochus : Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux ! (Bé, Antiochus, p. 302)

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Page 22: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Ou bien dans ceux de Bérénice après avoir accusé à tort Antiochus de lui

avoir menti en lui annonçant le refus de la part de Titus. La contradiction entre

ce qu’elle dit à Antiochus et ce qu’elle avoue à Phénice est significative.Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,/ Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis./ Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis. (Bé, Bérénice, p. 306)

La raison lucide qui n’est plus réprimée ne se fait voir que dans les mots

encourageants de Bérénice à l’acte dernier où elle revêt la signification du mot

effort.Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,/ Par un dernier effort couronner tout le reste./ Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus./ Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.Vivez, et faites-vous un effort généreux./ Sur Titus et sur moi réglez votre conduite./ Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me quitte. (Bé, Bérénice, p. 323-324)

La lucidité retrouvée à la fin de l’œuvre ne signifie point le renoncement

à l’amour dont la preuve est  « Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me

quitte ». Derrière cette proclamation nous reconnaissons la triste obéissance

au devoir, à la raison d’État, fruit de la raison, victorieuse de la passion.

Comme nous l’avons déjà signalé, l’humilité seule de l’amour tendre ne

peut en aucun cas inciter le renversement de l’action. Il faut qu’intervienne un

autre facteur de l’extérieur qui bouleverse l’ordre établi. Mais avant que nous

nous focalisions sur l’amour passion qui représente le facteur fondamental des

changements comportementaux essentiels des personnages, examinons

quelques essais des héros tendres de se révolter contre le sort peu favorable.

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Page 23: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

I.V. Amour partagé et révolte Nous avons parlé du caractère soumis des personnages qui sont épris de

l’amour tendre mais il ne faut pas prendre cette passivité, qui a été présentée

plus concrètement et d’un point de vue spécifique sur l’exemple du personnage

Antiochus, pour une règle absolue. Ces héros-victimes témoignent eux aussi

d’une certaine révolte quoique faible et pour la plupart des cas vaine. Le degré

de la révolte intérieure varie en fonction des différentes influences sous forme

du destin, des penchants personnels, d’une tierce personne, d’un confident qui

intervient, etc. Ceci restant secondaire pour l’instant il nous intéresse plutôt la

manière dont la révolte se manifeste. La révolte revêt plusieurs formes. Elle

peut se déclarer à trois niveaux : rester cachée à l’intérieur du héros et être

visible seulement pour le lecteur (ce qui est très important pour la

compréhension de la psychologie), ou bien se déclarer par la tentation de

persuader l’adversaire par les mots et par la raison (les enjeux stratégiques,

voir aussi chapitre « amour forcé » - le cas de Monime), ou bien se traduire par

les actes. Ce dernier cas fera le point de mire du présent chapitre.

Nous avons parlé du respect pour les parents comme d’un des traits

principaux de l’amour tendre qui garantit l’ordre établi. L’amour pour les

parents représente donc cet ordre et les entraves insurmontables pour les

héros. Rappelons l’amour de Xipharès pour qui le devoir envers son père était

plus fort que les émotions éprouvées envers Monime. Non seulement il aurait

accepté le mariage de sa bien-aimée avec le père mais il aurait destiné même

sa vie uniquement à l’honorer. À la fin de l’œuvre il se prononce assez

clairement : Ah ! Madame, unissons nos douleurs,/ Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs. (Bé, Titus, p. 127)

Xipharès donc ne combat point son sort tant que c’est son père qui est

son rival. Seulement au moment où il le croit mort il est prêt à lutter contre son

sort, contre son frère qui à son tour est devenu son rival.

Il en va de même avec les autres héros tendres qui luttent chacun à sa

manière mais tous assez passivement. Britannicus prépare la révolte contre

Néron mais il sera aisément victime de sa propre naïveté. Iphigénie préfère

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Page 24: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

l’amour tendre pour son père à l’amour pour Achille tout en voulant garder un

certain équilibre entre les deux aux yeux d’Achille. Titus lutte contre sa propre

conscience mais il cède aux devoirs appartenant au statut de l’empereur et aux

demandes du peuple. Oreste est le seul qui accomplira ses projets de

renverser le destin, il fera des projets d’enlever Hermione et se fera persuader

de faire assassiner Pyrrhus. Cependant la problématique de l’amour telle

qu’elle est traitée dans Andromaque n’entre pas dans la catégorie de l’amour

réciproque et encore moins dans celle de l’amour tendre (voir le chapitre

« Amour prisonnier d’une stratégie maligne »).

Révolte qui se réalise par la tentation des héros de persuader l’adversaire

par les mots et qui se montre dans la plupart des cas infructueuse, sauf le cas

de Monime qui saura toucher, quoique passagèrement, Mithridate (voir

chapitre « Amour forcé »), évolue par la nécessité de la situation vers une

révolte qui se traduit par les actes. Junie voulant persuader Néron de

l’innocence de Britannicus entre dans le cadre de la révolte qui s’exprime par

les mots mais qui n’aura pas de succès. Cette sorte de révolte se caractérise

par le sacrifice personnel. C’est une autre sorte d’abnégation de soi-même au

nom du sauvetage de l’être aimé. C’est la révolte et la soumission absolue à la

fois. Tandis que Bérénice réussira sa propre révolte, qui se manifeste par les

plaintes assidues à propos du sort et de l’incapacité de Titus. Elle causera à

Titus des hésitations profondes. Finalement elle se révoltera contre lui-même

voulant partir tout de suite ce qui n’est qu’un prétexte pour garder les restes de

sa fierté. Sa manière de se révolter se caractérise par deux aspects opposites :

d’un côté une quasi humiliation de soi-même et de l’autre côté une fierté

reprise résolue. Néanmoins les tentations de Junie, de Monime ou de Bérénice

resteront sans succès. C’est-à-dire qu’il ne leur reste que d’essayer d’en sortir

en agissant. C’est pourquoi Junie croit pouvoir apaiser Néron en se réfugiant

chez les Vestales et cette promesse change en punition à la fin dès que

Britannicus sera assassiné. Monime tentera de se suicider croyant que tout est

perdu, Bérénice décidera de se retirer afin de garder les restes de sa fierté

compromise et de pouvoir succomber à sa passion hors des yeux de son

amant qu’elle n’a pas pu persuader et qu’elle croit punir ainsi par la suite. Le

cas de Bérénice est assez spécifique encore à un autre égard. L’amour tendre

à elle change progressivement en une sorte d’amour passion. Elle ressent les

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Page 25: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

refus réguliers de la part de Titus comme un outrage profond et elle recourt aux

insultes presque pour le lui faire ressentir. Elle succombe en partie à son

amour-propre obsédé par l’idée qu’on lui ravit l’amour qu’on lui avait tant de

fois promis, c’est-à-dire ce qu’on lui doit ! Attention, il ne faut pas voir dans sa

conduite une simple avidité des bienfaits liés au statut de l’impératrice future.

Au contraire elle ne succombe pas à la passion aveugle que quant à cet amour

qu’on lui doit. La preuve du fait qu’il ne s’agit ici pas encore de l’amour passion

nuisible, qui ne fait que ravager à tout prix, consiste dans le départ de

Bérénice. Elle veut, il est vrai, punir Titus par sa mort à elle qui allait suivre son

départ mais le fait qu’elle se contente de l’idée de son chagrin successif

témoigne plutôt de l’amour tendre malheureux que de l’amour passion qui lui-

même aurait assisté au mal d’autrui afin de contenter son égoïsme. En plus il

aurait certainement attenté à la vie de la personne désirée qui s’opposent à lui

au lieu d’attendre d’être soulagé et vengé par sa propre mort. Ce sont les

raisons pour lesquels nous n’hésitons pas parfois à désigner l’amour tendre de

Bérénice comme une passion.

Chez tous ces héros tendres nous pouvons donc reconnaître les traits de

la révolte. Néanmoins il faut prendre en considération le fait que la révolte n’est

en aucun cas l’intention primordiale des héros en question. Elle ne provient

que de la nature insoluble de la situation critique et non de l’intérieur des héros

mêmes. Elle se veut la solution ultime à laquelle les héros recourent seulement

après les essais de fléchir le tyran, auxquels une volonté d’obéir incontestable

(chapitre « amour et devoir ») précède. Les héros restent, tout en se révoltant

au moment du danger imminent qui menace surtout leur bien-aimés, des héros

vertueux.

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Page 26: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

II. Amour passionDestructeur de l’ordre établi, l’amour tabou, interdit, forcé, violent,

unilatéral, amour passion, se veut l’élément essentiel du point de vue des

changements profonds au niveau psychique des héros ayant pour

conséquence les changements comportementaux notables. Or, il n’est jamais

seul. L’amour passion se veut certainement l’élément le plus productif quant

aux bouleversements de l’esprit et l’action même, pourtant il n’est jamais

question dans l’œuvre racinien d’un seul facteur qui agit. Cet amour passion

subit des influences de la part de l’amour tendre et il « hésite » en fonction de

ces influences. Nous allons découvrir ces derniers tout de suite à travers les

analyses concrètes des situations que nous considérons essentielles. Nous

allons scruter la profondeur psychique des personnages, nous allons

apprendre quels sont les motifs qui les déterminent et d’où ces motifs

proviennent. Nous allons apprendre que c’est toujours l’amour qui est au

centre, que se soit son déficit ressenti subjectivement, l’absence totale, ou son

compagnon endormi, la jalousie.

Désormais il faut distinguer deux types d’amour tendre, celui des amants

et les autres types d’amour tendre tels que, surtout, l’amour parental et

fraternel qui jouent le rôle important dans les pièces. Le frottement entre

l’amour tendre des amants et l’amour passion violent a été déjà esquissé à

travers les notions de l’obligation et de la révolte. Maintenant il est temps de

nous pencher plus profondément sur le second cas : sur, justement, les

frottements entre avant tout l’amour tendre parental et l’amour passion. Or, afin

que notre analyse soit complexe il faut voir aussi ces frottements dans leur

complexité ce qui ne serait pas possible si nous ne prenions pas en

considération les défauts et les qualités caractériels des personnages. Nous

allons voir combien par exemple l’amour-propre et l’amour maternel insatisfaits

influencent le comportement d’un des héros.

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Page 27: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

II.I. Amour forcé Comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus, la première collision

entre l’amour tendre (des amants) et l’amour passion se réalise sur le terrain

de l’amour forcé. Il s’agit de la manière la plus traditionnelle d’opposer les

deux, c’est-à-dire il suffit d’introduire une tierce personne, de faire aimer une

femme par deux hommes. Ceci est le cas dans trois des sept tragédies

choisies, dans Mithridate, Britannicus et Bérénice. L’analyse précédente de

Bérénice a démontré que le triangle amoureux qui y apparaît n’a pas une

grande importance pour l’évolution des événements tandis que dans

Britannicus le triangle a une fonction spécifique. L’analyse de ses spécificités

fera partie non seulement du présent chapitre mais aussi de celui intitulé

« Amour et ruse ». Dans le présent chapitre nous considérons inutile d’étudier

l’abus de l’amour tendre tel quel qu’il est d’ailleurs facilement repérable dans la

pièce. Notre intention est de nous focaliser surtout au désarroi interne dont le

comportement de Néron se caractérise avant l’entreprise même.Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée;/ Mais, Madame, je veux prévenir le danger/ Où son ressentiment le pourrait engager./ Je ne veux point le perdre. Il vaux mieux que lui-même/ Entende son arrêt de la bouche qu’il aime./ Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,/ Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux. (Br, Néron, p. 24)

Par ce discours Néron tombé amoureux de Junie commence, sans avoir

pu la fléchir en lui faisant la cour, à s’engager dans la voie de la ruse et de la

violence. Or, l’essentiel est de savoir : Qu’est-ce qui engage Néron à agir

ainsi ? Bien sûr il s’agit tout d’abord de l’amour passion pour une femme

adorable (qui saisit tout d’un coup le cœur de Néron). L’amour violent qui se

veut satisfait à tout prix ne se révèle entièrement que lors de l’entretien crucial

entre Junie opprimée et son persécuteur Néron. Nous pouvons cependant

reconnaître les traits de l’amour passion déjà dans l’extrait suivant qui précède

l’entretien mentionné.J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdu;/ Immobile, saisi d’un long étonnement,/ Je l’ai laissé passer dans son appartement./ J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,/ De son image en vain j’ai voulu me distraire./ Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler;/ J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler./ Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce;/ J’employais les soupirs, et même la menace./ Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,/ Mes yeux, sans se fermer ont attendu le jour. (Br, Néron, p. 15)

27

Page 28: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

« J’employais les soupirs, et même la menace » reflète d’une violence

cachée. Voilà la base de l’action, la passion s’est trouvé une proie. Cependant,

Néron qui est une personnalité très complexe, comme nous allons l’apprendre

plus tard à travers l’analyse de la relation avec sa mère, a besoin d’être

encouragé pour une telle entreprise, pour forcer Junie. Sans cela il se montre

plutôt incertain. Ce sera Narcisse qui saura l’influencer profondément. Ce ne

sera donc pas par une simple rivalité amoureuse que Néron décidera de

rompre le lien entre Junie et Britannicus même si elle joue son rôle

naturellement.Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,/ Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,/ Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,/ D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,/ Las de votre grandeur et de sa servitude,/ Entre l’impatience et la crainte flottant:/ Il allait voir Junie, et revenait content. (Br, Narcisse, p. 16-17) Ce sera l’ego blessé qui se fera entendre, la peur d’être privé de l’autorité

qui, malgré quelques hésitations supplémentaires, l’emportera sur la vertu de

l’empereur. Voilà les caractéristiques intrinsèques personnelles qui surgissent.

Parmi eux l’incertitude, l’orgueil, la vertu. Cette dernière se traduit par

l’intermédiaire des hésitations qui occupent l’esprit de Néron avant sa décision

résolue de menacer Junie. Ses hésitations prennent source non seulement

dans l’honneur même mais aussi dans la peur et le respect pour Agrippine, sa

mère ambitieuse. Néron se défend de toutes ses forces de devenir le tyran

ambitieux.Quoi donc ? qui vous arrête,/ Seigneur ?/Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,/ Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus. (Br, Narcisse, p. 17)

Seulement le propos de Narcisse tentateur sera décisif :Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?/ Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle. (Br, Narcisse, p. 18)

Peu de temps après la cour que Néron fera à Junie se caractérise déjà

par l’orgueil récemment encouragé. Son orgueil l’emporte pour l’instant.Je vous nommerais, Madame, un autre nom,/ Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron./[…]/ Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,/ En doit être lui seul l’heureux dépositaire. (Br, Néron, p. 21-22)

Il y a alors plusieurs éléments qui alternent en ce qui concerne la décision

et l’acte de forcer Junie. A côté de l’orgueil caché dans la profondeur de l’âme

de Néron, qui a toujours besoin de l’appui de la part de Narcisse et qui se

montrera l’élément le plus important finalement, c’est naturellement l’amour

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Page 29: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

pour Junie et par la suite la jalousie par rapport à Britannicus, à laquelle Junie

contribue par ces propos peu discrets en avouant leur sentiment réciproque,

qui emmèneront Néron à se déclarer ainsi :Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame./ Renfermez votre amour dans le fond de votre âme./ Vous n’aurez point pour moi de langages secrets;/ J’entendrai des regards que vous croirez muets;/ Et sa perte sera l’infaillible salaire/ D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire. (Br, Néron, p. 25)

Il faut souligner que cette jalousie n’incorpore pas en réalité qu’une

simple rivalité amoureuse. Elle contient une dimension de plus, dimension de

la jalousie fraternelle, comme nous allons le prouver dans chapitre « Amour

et ruse ». Voilà quelques-uns des traits qui participent à la complexité

psychologique de l’un des personnages. Qu’il y a un amour, amour maternel insatisfait, derrière le comportement orgueilleux de Néron nous l’apprendrons

lors de l’analyse de la relation mère-fils dans chapitre « amour maternel ».

Examinons maintenant encore une autre situation de l’abus de l’amour

tendre et cette fois-ci prêtons notre attention à la révolte (de celui-ci), qui

apparaît la plus explicite dans Mithridate et qui saura influencer profondément

l’amour passion. Mithridate ruse par sa nature, comme nous allons l’esquisser

dans le chapitre suivant, il recourt lui aussi à dresser les pièges pour usurper

au besoin l’amour tendre de quelqu’un d’autre, d’une femme qui par son cœur

appartient à un autre. La complexité du fait sera travaillée en détail dans le

chapitre « Amour et ruse » puisque nous considérons nécessaire que les

informations sur la relation de Mithridate et son fils précèdent une telle analyse.

Pour cette raison nous voudrions dans le présent chapitre juste documenter la

lutte même entre l’amour tendre et l’amour passion.

Le doute semé par Pharnace provenant de la jalousie, qui elle-même se

veut complexe à tel point qu’elle sera réinterprétée plus tard, comble tous les

doutes précédents qui pèsent depuis toujours sur l’esprit de Mihtridate.

Désormais il décide de se servir d’un moyen assez bas quoique ingénieux pour

découvrir la vérité. Il se montre jaloux de Pharnace dont il sait le penchant pour

Monime et se plaint d’une telle alliance et en parallèle prétend une fausse

espérance pour son autre rival, pour le fils Xipharès, afin de convaincre

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Page 30: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Monime qu’il s’agirait de choisir des deux maux le moindre si elle avait choisi

celui-ci. Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace:/ Quand je me fais justice, il faut qu’on se la fasse./ Je ne souffrirai point que ce fils odieux,/ Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,/ Possédant une amour qui me fut déniée,/ Vous fasse des Romains devenir l’alliée./ Mon trône vous est dû. Loin de m’en repentir,/ Je vous y place même, avant que de partir,/ Pourvu que vous vouliez qu’une main qui m’est chère,/ Un fils, le digne objet de l’amour de son père,/ Xipharès, en un mot, devenant votre époux,/ Me venge de Pharnace, et m’acquitte envers vous. (M, Mithridate, p. 103-104)

Je le répète encor : c’est un autre moi-même,/ Un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime,/ L’ennemi des Romains, l’héritier et l’appui/ D’un empire et d’un nom qui va renaître en lui; / Et, quoi que votre amour ait osé se promettre,/ Ce n’est qu’entre ses mains que je puis vous remettre. (M, Mithridate, p. 104)

Monime n’est pourtant point naïve pour croire tout de suite à de tels

propos et elle exprime ouvertement sa méfiance par « Pourquoi, Seigneur,

pourquoi voulez-vous m’éprouver ? » (M, Monime, p. 104). Mais elle succombe

peu de temps après à une nouvelle insistance de la part de Mithridate.Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser/ Qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer. (M, Monime, p. 105)

Dès maintenant elle souscrit à la condamnation non seulement de son

amour pour Xipharès mais aussi elle mettra en péril Xipharès même de la

punition duquel Mithridate se fera désormais des projets. Tu périra. Je sais combien ta renommée/ Et tes fausses vertus ont séduit mon armée./ Perfide, je te veux porter des coups certains. (M, Mithridate, p. 106)

Mais enfin Monime, ayant trois fois résisté avant se faire convaincre de la

bonté perfide de Mithridate, reprend sa sûreté et affronte audacieusement le

perfide en lui reprochant son adresse malveillante qu’elle nomme barbarie.

À son nouvel appel de devenir sa femme, qui paraît déplacé, elle riposte sans

détour en voulant le forcer en retour à avoir honte et en voulant faire appel

à son honneur dévalorisé:Quoi ? Seigneur, vous m’auriez donc trompée ? (M, Monime, p. 112)

Nous assistons ici à la révolte de l’amour tendre opprimé par l’amour

passion. Comme nous l’avons déjà dit, dans aucune des pièces de la liste, la

révolte de l’amour tendre n’est si directe. Jusqu’ici le dévouement, propre

à l’amour tendre, l’abnégation de soi-même, le comportement vertueux et

soumis étaient les seules caractéristiques des héros tendres, de ceux qui

deviennent les victimes. Du coup Monime représentant une héroïne positive

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Page 31: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

dont le caractère vertueux était prouvé dans le chapitre « Amour et devoir »

représente désormais également l’héroïne qui montre son ego offensé et

l’audace et qui se révolte à son oppresseur. D’abord elle avertit son bien-aimé

du danger qui vient de prendre des contours concrets, puis elle fait sentir à Mithridate son mépris et sa domination morale par les mots, par la manière

susceptible de blesser plus que les actes. Néanmoins, elle est prête à faire

tout pour ne pas devoir satisfaire au devoir devenu importun plus que jamais.

Elle essaiera de se libérer de la violence de Mithridate par la tentation de se

suicider. Toutefois admirons encore de plus près son orgueil légitime qu’elle

appelle au secours au moment de l’entretien avec Mithridate, ayant compris

qu’il l’avait trompée. Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m’avez arrachée/ A cette obéissance où j’étais attachée;/ Et ce fatal amour dont j’avais triomphé,/ Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,/ Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,/ Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincu. […]/ Toujours je vous croirais incertain de ma foi;/ Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi/ Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,/ Qui c’est acquis sur moi ce cruel avantage,/ Et qui, me préparant un éternel ennui,/ M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui. (M, Monime, p. 114)

Je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête;/ Mais le dessein est pris: rien ne peut m’ébranler. Jugez-en, puisqu’ ainsi je vous ose parler,/ Et m’emporte au delà de cette modestie/ Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie. (M, Monime, p. 114-115)

Jugeons par le monologue suivant quel impact avait un tel propos sur

Mithridate. Il témoigne de l’esprit touché, quoique passagèrement. Peu s’en faut que mon cœur, penchant de son côté,/ Ne me condamne encor de trop de cruauté ? Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ? Non, non, plus de pardon, plus d’amour pour l’ingrate./ Ma colère revient, et je me reconnais. (M, Mithridate, p. 115)

Pour pouvoir comprendre la victoire de l’héroïne vertueuse sur une

passion violente de Mithridate, nous avons besoin de prêter attention à la

complexité psychologique qui caractérise ce dernier.

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Page 32: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

III. Amour parentalBien que nous devions classer ce type d’amour plutôt dans la catégorie

de l’amour tendre, l’amour parental témoigne d’une telle complexité dans

l’œuvre racinienne qu’il mérite d’être traité séparément de toute classification.

L’amour parental est une forme d’amour où on s’attendrait plutôt à des

sacrifices, à la compréhension et non aux exigences cruelles, voire

inhumaines. Or, dans l’œuvre racinienne la relation entre les enfants et les

parents semble être basée sur une prémisse du respect inconditionnel,

exigeant d’honorer ses parents quoi qu’il advienne. Notre analyse va montrer

quelques caprices de l’amour parental qui se veut muni de tous droits, droits de

revendiquer la sagesse, la vénération, dont la seule exception est

Clytemnestre, plus mère que reine. Mais il y a d’autres exemples plus

complexes sur lesquels nous voudrions bien attirer notre attention.

L’amour maternel d’Agrippine est marqué du désir de dominer, de

régner, à tel point que la question de l’amour devient épisodique, au moins

pour ce qui est de sa manifestation explicite. Le thème tourne autour des droits

de gouverner l’Etat, mais l’affection maternelle se trouve, selon notre opinion,

cachée au-dessous et c’est elle avant tout qui détermine le comportement

lamentable de la mère Agrippine et par la suite celui de Néron.

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Page 33: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

III.I. Amour maternel Nous avons la possibilité d’examiner ce type d’amour dans la deuxième

œuvre de notre liste, dans Britannicus. Néron et Agrippine, ayant une relation

assez compliquée, oscillent entre les tentations de désavouer l’un l’autre, de lui

montrer sa propre dominance mais derrière lesquels il faut voir les sentiments

de l’insuffisance de l’amour reçu de la part de l’autre, une insuffisance très fort

ressentie bien que masquée par des insultes. Leur rapport est déterminé par

un manque mutuel d’effort de se rapprocher l’un de l’autre ce qui a entraîné

des malentendus et des soupçons culminant dans les menaces. Nous

voudrions analyser plus en détail leur relation dans le chapitre intitulé « Amour

et désir du pouvoir ». Maintenant nous voudrions essayer d’attirer l’attention

sur le fait que justement l’affection maternelle non satisfaite a pu figurer

au commencement de toute action comme source de transformation

d’Agrippine en un adversaire avide du pouvoir, ce qui n’est pas du tout évident

à première vue.

Déjà l’extrait suivant se veut ambigu, c’est-à-dire qu’il est interprétable en

tant que preuve du désir égoïste d’Agrippine d’usurper les droits de régner et

de l’autre côté tout simplement comme un soupir maternel. La personnalité

d’une souveraine privée de son pouvoir et d’une mère repoussée s’y

confondent. Ai-je mis dans sa main le timon de l’Etat/ Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?/ Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père,/ Mais, qu’il songe un peu qu’Agrippine est sa mère./ De quel nom cependant pouvons-nous appeler/ L’attentat que le jour vient de nous révéler ? (Br, Agrippine, p. 3)

Pour prouver la présence de l’amour maternel dans le comportement et la

réflexion d’Agrippine, nous rappelons ici un discours instaurant le thème de la

maternité. C’est à travers son discours à elle qu’on apprend combien elle doit

se sentir méprisée :César ne me voit plus, Albine, sans témoins;/ En public, à mon heure, on me donne audience./ Sa réponse est dictée, et même son silence./ Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,/ Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens./ Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite;/ De son désordre, Albine, il faut que je profite./ J’entends du bruit; on ouvre. Allons subitement/ Lui demander raison de cet enlèvement:/ Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme./ Mais quoi? déjà Burrhus sort de chez lui? (Br, Agrippine, p. 5)

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Page 34: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Le phénomène de la maternité d’Agrippine se fait ressentir aussi par

l’intermédiaire du discours d’autres personnages. C’est Burrhus qui incite

Agrippine à agir avec Néron en mère. On ne le lui aurait peut-être pas conseillé

si on n’avait pas supposé qu’elle en était capable. Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence;/ D’une mère facile affectez l’indulgence. (Br, Burrhus, p. 10)

En comparaison, la persuasion de la confidente d’Agrippine a un impact

très faible. Néanmoins elle cache d’autres traits assez importants pour notre

analyse.Quoi? vous à qui Néron doit le jour qu’il respire,/ Qui l’avez appelé de si loin à l’empire?/ Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,/ Avez nommé César l’heureux Domitius?/ Tout lui parle, Madame en faveur d’Agrippine:/ Il vous doit son amour. (Br, Albine, p. 2)

Déjà l’extrait cité exprime plus que la maternité pure. C’est une maternité conditionnée, c’est-à-dire amour maternel qui attend des récompenses pour

ses sacrifices d’autres fois. On se demande alors si ce n’est qu’une projection

psychologique de chercher des preuves d’un aspect maternel chez Agrippine.

Car tout discours d’Agrippine, tout en commençant par un soupir soi-disant

maternel, ne se développe que pour finir par témoigner l’envers, l’aspect

égoïste d’Agrippine. Un peu moins de respect, et plus de confiance./ Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit:/ Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit./ Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,/ Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore,/ Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,/ Que mon ordre au palais assemblait le sénat,/ Et que, derrière un voile, invisible et présente/ J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante./ Des volontés de Rome alors mal assuré,/ Néron de sa grandeur n’était point enivré. (Br, Agrippine, p. 4)

Il parait que l’amour d’Agrippine est à tout moment conditionné par le

respect et la reconnaissance à l’égard de sa personne. Elle ne souligne pas en

vain, à tout moment, tout ce qu’elle a du sacrifier pour pouvoir assurer le règne

à son fils.

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Page 35: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

III.II. Amour paternel Il y a trois type d’amour paternel que nous pourrions examiner. Celui

d’Hyppolite et de Thésée, d’Agamemnon et Iphigénie et finalement celui de

Mithridate et Xipharès. Le premier ne représente pas un terrain intéressant

pour notre analyse. Des deux suivants, le plus intéressant est l’amour paternel

de Mithridate. Par quoi est-il si différent ? Ils s’agit du conflit entre l’amour tendre pour un fils et l’amour passion pour une femme qui se heurtent l’un

à l’autre dans un cœur malheureux. L’analyse des effets d’un tel conflit fera

partie du chapitre « Amour prisonnier d’une stratégie maligne ». Contentons-

nous pour l’instant d’une analyse de l’amour paternel pur, qui se veut

forcément préalable à toute autre analyse plus complexe du comportement du

personnage en question, de Mithridate.

À première vue il semble que l’amour paternel de Mithridate soit

conditionné comme déjà celui d’Agrippine. Mithridate montre une très forte

affection à l’égard de l’un de ses deux fils, Xipharès. Néanmoins l’évaluation de

cette affection pourrait poser des problèmes car l’amour semble être, comme

nous l’avons dit, conditionné pareillement comme chez Agrippine par une

vénération perpétuelle revendiquée et par l’obligation de donner à Mithridate

des preuves du dévouement illimité. Vaillance représente un des traits les plus

appréciés chez Xipharès, vaillance à défaut de laquelle son frère Pharnace

sera répudié. Nous pouvons l’observer dans les discours prononcés par

Mithridate lui-même, où il « trahit » en quelque sorte son amour pour Xipharès

en cherchant des raisons pour pouvoir lui garder la confiance parmi ses actions

héroïques - parmi lesquelles par exemple la défense de Mithridate contre la

trahison de sa femme, mère de Xipharès - au lieu de lui porter l’affection

inconditionnelle. La relation de Mithridate et de son fils Xipharès paraît

unilatérale. Pourtant l’extrait suivant témoigne de la fausseté d’un tel

raisonnement. Écoute. À travers ma colère,/ Je veux bien distinguer Xipharès de son frère./ Je sais que, de tout temps à mes ordres soumis,/ il hait autant que moi nos communs ennemis;/ Et j’ai vu sa valeur, à me plaire attachée/ Justifier pour lui ma tendresse cachée./ Je sais même, je sais avec quel désespoir,/ À tout autre intérêt préférant son devoir,/ Il courut démentir une mère infidèle,/ Et tira de son crime une gloire nouvelle;/ Et je ne puis encor ni n’oserais penser/ Que ce fils si fidèle ait voulu m’offenser. (M, Mithridate, p. 84)

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Page 36: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Une seule phrase a suffi à l’auteur pour persuader le spectateur de

l’authenticité du penchant paternel de Mithridate. La phrase « Justifier pour lui

ma tendresse cachée » montre que toute recherche des vertus du fils

Xipharès n’est que postérieure à l’amour paternel ressenti au fond du cœur.

L’authenticité du penchant de Mithridate envers Xipharès est encore

renforcée par plusieurs moments d’hésitation de Mithridate, qui se défend de

succomber à la tentation de croire à la trahison de son fils. Les monologues de

Mithridate témoignent de l’humanité et de la profondeur dont le personnage est

capable. Ce qui produit comme effet secondaire la vraisemblance, à la

différence du dévouement absolu de Xipharès ou celui de Monime qui ne

paraissent point véridiques de nos jours. Je ne le croirai point ? Vain espoir qui me flatte !/ Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate !/ Xipharès mon rival ? et, d’accord avec lui,/ La Reine aurait osé me tromper aujourd’hui ?/ Quoi ? de quelque côté que je tourne la vue,/ La foi de tous les cœurs est pour moi disparue ?/ Tout m’abandonne ailleurs ? tout me trahit ici ?/ Pharnace, amis, maîtresse; et toi, mon fils, aussi?/ Toi de qui la vertu consolant ma disgrace…/ Mais ne connais-je point le perfide Pharnace?/ Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux/ Qu’arme contre son frère un courroux envieux,/ Ou dont le désespoir, me troublant par des fables, / Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables!/ Non, ne l’en croyons point; et, sans trop nous presser,/ Voyons, examinons. (M, Mithridate, 102)

Pour pouvoir juger le penchant sournois de Mithridate à dresser les

pièges qui se lit dans les mots „Le ciel en ce moment m’inspire un artifice“ il

faut prendre en considération son comportement dans sa complexité qui

dépend des occurrences qui lui sont peu favorables. Mithridate est un vieil

homme vaincu, malheureux. Ces deux faits sont déjà suffisants pour qu’on

comprenne sa facilité à se laisser convaincre de la trahison de son fils. Il ne

faut pas donc se laisser tromper par des caractéristiques, si avertisseuses

qu’elles soient, que les deux fils donnent de leur père. Pharnace décrit son

père comme un homme atroce, impitoyable. Mithridate revient, peut-être inexorable:/ Plus il est malheureux, plus il est redoutable;/ Le péril est pressant plus que vous ne pensez./ Nous sommes criminels, et vous le connaissez:/ Rarement l’amitié désarme sa colère;/ Ses propres fils n’ont point de juge plus sévère;/ Et nous l’avons vu même à ses cruels soupçons/ Sacrifier deux fils pour de moindres raisons./ Craignons pour vous, pour moi, pour la Reine elle-même:/ Je la plains d’autant plus que Mithridate l’aime./ Amant avec transport, mais jaloux sans retour,/ Sa haine va toujours plus loin que son amour./ Ne vous assurez point sur l’amour qu’il vous porte:/ Sa jalouse fureur n’en sera que plus forte. (M, Pharnace, p. 80)

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Page 37: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

L’aspect impitoyable de Mithridate tout en étant indéniable se relativise en

quelque sorte dès que le lecteur apprend qu’il y a, malgré tout le scepticisme

de Pharnace, des choses que Mithridate saurait pardonner.Ah ! c’est le moindre prix qu’il se doit proposer, Si le ciel de mon sort me laisse disposer./ Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême:/ Je tremblais, je l’avoue, et pour un fils que j’aime,/ Et pour moi qui craignais de perdre un tel appui,/ Et d’avoir à combattre un rival tel que lui./ Que Pharnace m’offense, il offre à ma colère/ Un rival des longtemps soigneux de me déplaire,/ Qui toujours des Romains admirateur secret,/ Ne s’est jamais contre eux déclaré qu’à regret;/ Et s’il faut que pour lui Monime prévenue/ Ait pu porter ailleurs une amour qui m’est due,/ Malheur au criminel qui vient me la ravir,/ Et qui m’ose offenser et n’ose me servir !/ L’aime-t-elle ? (M, Mithridate, p. 86)

Mais s’il est capable de pardonner quant à la perte du territoire, il n’en est

plus capable quant à l’amour pour Monime, quant à la passion. Malgré toutes

les différences entre le penchant pour Pharnace et celui pour Xipharès, ce

dernier devient égal à son frère aux yeux de Mithridate dès le moment où celui-

ci apprend la vérité.

Ils aiment. C’est ainsi qu’on se jouait de nous./ Ah ! fils ingrat. Tu vas me répondre pour tous./ Tu périras. Je sais combien ta renommée/ Et tes fausses vertus ont séduit mon armée./ Perfide, je te veux porter des coups certains:/ Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins, / Et, faisant à mes yeux partir les plus rebelles,/ Ne garder près de moi que des troupes fidèles./ Allons. Mais, sans montrer un visage offensé,/ Dissimulons encor, comme j’ai commencé. (M, Mithridate, p. 106)

L’extrait marque le moment où le combat intérieur entre les deux types

d’amour, amour tendre paternel et amour passion, se résout en victoire de ce

dernier. Mithridate ne s’intéresse même pas à l’explication de la part de

Xipharès. Il est prêt à le répudier. La seule chose qui a sauvé le malheureux

Xipharès était sa vaillance dans laquelle Mithridate a voulu voir le dévouement

absolu vis-à-vis de sa propre personne. C’est à ce moment que l’amour

paternel, conditionné par le comportement vertueux de Xipharès, l’emporte

à son tour sur l’amour passion. Cependant, il nous semble qu’il ne s’agit que

d’une victoire à la Pyrrhus.

En examinant la relation Mithridate-Xipharès nous avons eu affaire à un

trait important de notre analyse à savoir le conflit de l’amour passion et l’amour

tendre, cette fois-ci intériorisé, enfermé à l’intérieur d’une personne. Le conflit

interne de ce genre représente un dernier degré qu’un tel conflit pourrait

atteindre (voir chapitre « Amour et ruse »).

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Page 38: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Néanmoins, si nous devions citer un autre type d’amour paternel

exceptionnel ce serait celui d’Agamemnon et Iphigénie. Ni cet amour, quoi qu’il

soit profond et véritable, n’évitera les épreuves. Cette fois-ci, les difficultés ne

sont pas dues à l’intervention d’une tierce personne suscitant la passion, non

plus qu’à un conflit tel qu’on l’a examiné au-dessus, mais elles proviennent du

fond du cœur du héros même, de son ego et du désir de la gloire, ce qui dans

le contexte en question sera difficilement acceptable. Un père qui est prêt

à sacrifier sa propre fille pour gagner la faveur des dieux et par conséquent

satisfaire au besoin de sa propre gloire est sûrement digne de mépris.

Néanmoins, avant de juger, examinons de plus près tous les mouvements

d’âme du personnage pour ne pas être injustes. Agamemnon est caractérisé

par un repentir fortement ressenti dès le premier moment. Il est vrai, qu’il sera

assez passif en voulant renverser le destin mais cette passivité du héros

résulte en partie du caractère incontournable du sort qui s’y ajoute. On ne

badine pas avec les dieux.

Toutefois dans la tragédie en question nous avons affaire à un amour

parental de qualité. Agamemnon désespère vraiment d’avoir consenti

au sacrifice, Le sort auquel il se livre y joue un grand rôle. Son affection

inconditionnelle mais aussi sa passivité se dessinent très bien dans l’extrait

suivant.Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas,/ Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,/ Peut-être s’applaudit des bontés de son père,/ Ma fille…Ce nom seul, dont les droits sont si saints,/ Sa jeunesse, mon rang, n’est pas ce que je plains./ Je plains mille vertus, une amour mutuelle/ Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,/ Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer/ Et que j’avais promis de mieux récompenser./ Non, je ne croirai point, o ciel, que ta justice/ Approuve la fureur de ce noir sacrifice./ Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver:/ Et tu me punirais si j’osais l’achever. (I, Agamemnon, p. 133)

« Sa jeunesse, mon rang, n’est pas ce que je plains » ces paroles

témoignent un amour pur, inconditionnel, mutuel. Les termes tels que piété ou

tendresse, représentant les synonymes de l’amour, servent à l’accentuer

encore plus. La passivité, la soumission au sort et le sentiment de

l’impuissance, sont reconnaissables à leur tour dans « Non, je ne croirai point,

o ciel, que ta justice/ Approuve la fureur de ce noir sacrifice. » . Agamemnon

s’abandonne absolument au caprices du sort malgré quelques essais de se

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Page 39: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

révolter passivement au destin, pour la première fois en envoyant la lettre

d’avertissement. Vas, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse./ Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,/ Découvrir à ses yeux mon funeste secret./ Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée,/ Ignore à quel péril je l’avais exposée./ D’une mère en fureur épargne-moi les cris;/ Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris./ Je leur écris qu’Achille a changé de pensée,/ et qu’il veut désormais jusques à son retour/ Différer cet hymen que pressait son amour. (I, Agamemnon, p. 134)

La manière dont Agamemnon a voulu changer le cours des événements

à venir n’était pas du tout honnête, c’est indéniable. La dissimulation dont il se

sert pour sortir d’une situation précaire mériterait certes la condamnation de la

part du lecteur.

Cependant il y a une phrase dont les mots « Que, s’il se peut, ma fille,

à jamais abusée,/ Ignore à quel péril je l’avais exposée » pourraient revêtir une

double signification. Premièrement selon tout le contexte de l’extrait cité il ne

s’agit que de la tentation d’éviter facilement, sans trop de complications, le

conflit désagréable qui aurait certainement suivi, selon les mots qui suivent et

qui témoignent de la crainte d’Agamemnon : « D’une mère en fureur épargne-

moi les cris ». Désormais Agamemnon n’a plus peur ni des dieux ni des rois

alliés, il redoute la perte de l’amour filial tellement apprécié et les cris de la

mère. C’est sa propre personne qu’il veut protéger.

Il y a tout de même encore l’autre côté à savoir celui de l’amour paternel

pur qui poursuit le but de ne pas affliger le cœur qui lui est si cher. L’aspiration

à ne pas blesser les sentiments de la fille devient un souci principal. La colère

redoutable de la mère ne représente qu’un problème parallèle.

La deuxième tentative de renverser le cours des événements est la

tentative de décourager Achille, ignorant toujours la vraie raison et son propre

outrage, de la conquête de Troie. Le fait que l’amour paternel d’Agamemnon

va jusqu’à renoncer à la gloire guerrière justifie entièrement le classement de

l’amour paternel d’Agamemnon dans la catégorie de l’amour pur même s’il y

arrive encore à l’aide d’une ruse, c’est-à-dire en faisant allusion à la prédiction

de la mort d’Achille, ce qui n’est qu’un prétexte pour sauver sa fille.

On se demande qu’elle est la nature du sentiment qui empêche

Agamemnon d’agir franchement ? Le motif du roi impuissant à la manière de

Titus réapparaît. Nous avons parlé de l’ego et du désir de la gloire qui ont

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Page 40: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

obligé Agamemnon à consentir au sacrifice. À peine le pacte étant conclu il a

honte d’avoir succombé à un tel penchant au lieu de persévérer dans son

amour paternel. C’était le roi, le conquérant, qui a décidé le premier. Le père n’a

pas attendu trop longtemps pour se faire voir. Il aurait peut-être réussi à réparer

les torts s’il n’était pas sous l’influence forte des rois alliés, sous l’influence de

son statut royal et les devoirs qui y sont liés. Agamemnon est alors toujours

exposé au fait d’une responsabilité liée au roi ce que les autres lui font ressentir

sans cesse. Son statut le détermine fort et il y cède. Dans Bérénice on dirait :

« Il faut régner » (Bé, Titus, p. 311). Ce roi meneur tout puissant change alors en

roi père impuissant. Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance,/ Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence/ Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,/ Par des larmes au moins soulager ma douleur!/ Triste destin des rois/ Esclaves que nous sommes/ Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,/ Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins;/ et les plus malheureux osent pleurer le moins ! (I, Agamemnon, p 141)

Le combat interne entre dans une nouvelle dimension. D’abord c’était le

ego qui a l’emporté sur l’amour, maintenant c’est le respect au devoir, quoi que

devenu importun pour Agamemnon, qui l’emporte sur la tendresse paternelle.

Mais il n’est pas lieu ici de développer les analyses du comportement du

héros, nous voulions juste attirer l’attention sur la profondeur de l’âme qui

caractérise le personnage et dont la base est sans toute contestation l’amour,

l’amour paternel.

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Page 41: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

IV. Amour – déclencheur, animateur de l’action

Nous avons esquissé les principaux aspects de l’amour qui jouent le rôle

principal dans la tragédie racinienne. Par quelques allusions et brefs exemples

nous avons déjà fait observer comment ce sentiment fonctionne en tant que

mécanisme déclencheur de toutes sortes de mouvements d’âme et qui se veut

par la suite porteur essentiel des changements profonds psychiques des

personnages. Dans le présent chapitre nous voudrions bien porter plus

d’attention à ce mécanisme et ses effets en fonction des défauts des

personnages, pour pouvoir mieux comprendre la complexité et la profondeur

de l’âme peinte par Racine.

C’est toujours l’amour, émotion propre à tout homme, qui en représente

l’ingrédient fondamental et indispensable.

IV.I. Amour et désir du pouvoirNous avons déjà essayé de faire voire le côté maternel d’Agrippine.

Cependant dans son cas nous en sommes venus à la conclusion qu’il serait

difficile de décoder si c’est son amour maternel non satisfait qui prime ou

plutôt son propre ego, désir du pouvoir qu’elle masque par l’affection, qui la

détermine dans son comportement. Or, cette question ne peut pas être

résolue, d’ailleurs ceci n’est pas le but, et nous ne prétendons point à y aspirer.

Le fait le plus important est que ce déséquilibre existe et qu’il sera fortement

ressenti par Néron, son fils, et qu’il aura des conséquences fatales non

seulement pour les deux personnages, aussi mais pour tous les autres. Voilà la

base de la tragédie en question. Nous avons déjà, comme nous venons de le

dire, esquissé dans le chapitre « Amour maternel » comment l’amour maternel

et la passion sous forme de désir d’autorité se confondent au cœur

d’Agrippine. Examinons maintenant plus profondément ce déséquilibre et

surtout son influence considérable sur l’état d’esprit de Néron qui

apparemment souffre beaucoup de la sévérité de sa mère et fini par recourir

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Page 42: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

à son propre égoïsme. Cette transformation de Néron que nous pouvons

appeler aussi résignation (à la vertu, à l’amour maternel) sera par la suite la

cause du meurtre de Britannicus.

L’obsession d’Agrippine à la pensée d’être déshéritée de son pouvoir, de

l’honneur qu’on lui doit, qui se dessine tout au long de l’histoire et dont on peut

trouver bien des preuves explicites dans la tragédie, aura un impact

considérable sur la manière de penser de Néron qui essaiera tout pour

s’éloigner de la vue et des reproches de sa mère.Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine,/ Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine./ L’ombre seule m’en reste, et l’on n’implore plus,/ Que le nom de Sénèque et l’appui de Burrhus. (Br, Agrippine, p. 5)

Or, les objections et les plaintes d’Agrippine qu’on ne l’honore plus ne

sont pas tout à fait justes. Le second extrait en est preuve. Nous revenons à la

question de l’amour maternel. Agrippine à travers la revendication de la

dépendance de son fils ne réclame-t-elle pas en quelque sorte la preuve de

l’amour de la part de son fils ? De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère,/ Ainsi que par César, on jure par sa mère./ L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour/ Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour;/ Mais le doit-il, Madame ? et sa reconnaissance/ Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ? (Br, Burrhus, p. 8)

Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix/ Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix./ En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,/ J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère:/ A ma confusion, Néron veut faire voir/ Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir./ Rome de ma faveur est trop préoccupée/ Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,/ Et que tout l’univers apprenne avec terreur/ A ne confondre plus mon fils et l’Empereur./ Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire/ Qu’il doit avant ce coup affermir son empire;/ Et qu’en me réduisant a la nécessité/ D’éprouver contre lui ma faible autorité,/ Il expose la sienne; et que dans la balance/ Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense. (Br, Agrippine, p. 10)

Le besoin d’être utile, d’être appréciée amène Agrippine à des états assez

sombres (de son esprit). Elle oscille entre les revendications sous forme de

soupirs calmes et les états plus résolus où elle profère des menaces de peur

qu’elle ne soit oubliée. L’impression d’être privée de domination même sur son

fils, aspect violent de l’amour maternel, est la vraie cause de son

condamnation de l’enlèvement de Junie. Ce qui ressort des vers suivants. Quoi ? Tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale./ Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale./ Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,/ Ma place est occupée, et je ne suis plus rien./ Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée,/ Inutile à la cour, en était ignorée;/ Les grâces, les honneurs par moi seule versés,/ M’attiraient des mortels les vœux intéressés./ Une autre de César a

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Page 43: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

surpris la tendresse;/ Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse;/ Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,/ Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards./ Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée…/Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée./ Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,/ Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival. (Br, Agrippine, p. 32-33)

L’extrait qui vient d’être cité comporte presque tous les traits principaux

d’Agrippine. Nous pouvons y trouver l’amour maternel déshonoré qui se

manifeste à travers les sentiments d’abandon et d’ingratitude. Il y apparaît le

motif de la jalousie. Cette jalousie a deux faces comme presque tous les

phénomènes étudiés jusqu’ici. C’est une jalousie de belle-mère qui sera

désormais privée de tout empire sur son fils et celle d’une reine menacée et

privée de toute influence sur César. Elle ne cesse d’accentuer ses propres

mérites (forfaits, pour être précis) pour lesquels elle attend reconnaissance.

Elle nomme souvent son fils l’ingrat ce qui témoigne de l’ego blessé. Elle se

montre avide du pouvoir, mais n’est-il pas possible que toutes ses inclinaisons

à mettre en relief ses propres mérites aient comme source le désir d’entendre

de la bouche de son fils le témoignage de son amour filial. Ce déficit a pour

suite des menaces et des reproches propres à une mère pleine d’abnégation,

souffrant du sentiment du respect insuffisant de la part de son fils, mais aussi

à une ancienne souveraine qui succombe au sentiment de l’inutilité

personnelle.C’est le sincère aveu que je voulais vous faire:/ Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire:/ Du fruit de tant de soins à peine jouissant,/ En avez-vous six mois paru reconnaissant,/ Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,/ Vous avez affecté de ne me plus connaître./ J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,/ De l’infidélité vous tracer des leçons. (Br, Agrippine, p. 45)

Quoi qu’il en soit, si c’est ou non l’amour maternel qui se trouve

au commencement de tous les changements d’esprit d’Agrippine et de son

comportement qui se traduit par la poursuite de son fils et par les reproches, la

sévérité d’Agrippine influence très fort Néron qui ne voit derrière une telle

attitude que l’avidité du pouvoir et l’égoïsme qui l’incite lui-même par le

sentiment de menace à agir suivant son propre ego. Néanmoins Néron n’est

pas non plus dépourvu d’une certaine - si ce n’est pas affection - indulgence

envers sa mère. Nous avons ici une des preuves que Néron est un être

capable de compréhension. Il cherche en quelque sorte à l’excuser. N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,/ C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices./ Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir/ Le ministre

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Page 44: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

insolent qui les ose nourrir./ Pallas de ses conseils empoisonne ma mère;/ Il séduit chaque jour Britannicus mon frère. (Br, Néron, p. 14)

Dans l’extrait suivant il exprime le respect pour sa mère mais en même

temps la peur qui le domine en face d’elle. Il se sent impuissant, il ressent le

devoir d’honorer sa mère mais de l’autre côté sa sévérité et son intransigeance

à elle l’incite finalement à se révolter contre elle, à s’affranchir de sa servitude.

Ici il parle en fils plutôt qu’en souverain intransigeant.

Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?/ Mon amour inquiet déjà se l’imagine/ Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé/ Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé,/ Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes,/ Me fait un long récit de mes ingratitudes./ De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?(Br, Néron, p 18)

Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,/ J’écoute vos conseils, j’ose les approuver,/ Je m’excite contre elle, et tâche à la braver:/ Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)/ Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,/ Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir/ De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir,/ Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle/ Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle;/ Mais enfin mes efforts ne me servent de rien:/ Mon génie étonné tremble devant le sien./ Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance/ Que je la fuis partout, que même je l’offense,/ Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis,/ Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis. (Br, Néron, p. 18-19)

Progressivement Néron s’endurcit à la suite des reproches injustes que

sa mère lui a faites durant leur unique entretien privé. Dans l’extrait suivant une

tentation résolue de s’affranchir de la mère usurpatrice se lit clairement.Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens./ Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine;/ Ce n’est point par leur choix que je me détermine./ C’est à moi seul, Madame, à répondre de vous;/ Et je veux de ma main vous choisir un époux. (Br, Néron, p. 21)

De l’analyse précédente nous pouvons en conclure que la peur qui

domine Agrippine trouve sa jumelle dans la peur de Néron, l’un et l’autre étant

hantés par une méfiance profonde qui fera d’eux les adversaires

inconciliables. Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus. (Br, Agrippine, p. 4)

Les préjugés qu’ils se font l’un de l’autre conditionnent considérablement

leur relation qui se transforme en lutte de deux adversaires politiques. Or, rien

n’est blanc et rien n’est noir. Même si on pouvait refuser l’idée de l’amour

maternel, l’aspect humanisant Agrippine, comme ne provenant que des

analyses trop subjectives dont le refus nous amènerait à considérer Agrippine

désormais comme un personnage exclusivement mauvais, on ne peut pas

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Page 45: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

contester les traits positifs, humains, chez Néron qui est caractérisé

vertueux à plusieurs reprises et dont l’amour sous forme de l’indulgence envers

la mère a été prouvé. Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait/ Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?/ Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée,/ Au temps de ses consuls croit être retournée:/ Il la gouverne en père. Enfin, Néron naissant/ A toutes les vertus d’Auguste vieillissant. (Br, Albine, p. 2)

En plus il n’y a pas mal de tentations dans le comportement de Néron de

satisfaire sa mère. Malheureusement il succombe progressivement à la

pression des poursuites de sa part, las de la dépendance forcée; il se laisse

pousser par encouragement malicieux de la part de Narcisse. Le côté rétif

se réveille en lui grâce à quoi il finira par devenir un tyran avide du respect

absolu. Agrippine et Néron sont les personnages qui témoignent d’une

complexité psychologique remarquable. Ils s’influencent mutuellement et ces

influences négatives représentent un circuit fermé ou qui pis est une spirale où

de nouveaux torts se nourrissent des anciens torts (et ainsi de suite). Néron

succombe alors d’une part à des influences négatives provenant premièrement

de la personnalité d’Agrippine qui suscite en lui la peur, le respect mais aussi

le dégoût de la servitude à laquelle elle l’attache, deuxièmement de sa propre

nature, de son orgueil et son amour-propre et troisièmement provenant surtout

de la part du tentateur Narcisse qui est la cause de l’affermissement des deux

premières. Tout cela pour expliquer les défauts des personnages en question.

Abordons maintenant brièvement le revers de la médaille, il y en a toujours

un chez Racine. Nous avons déjà fait voir une certaine indulgence dont Néron

était capable envers sa mère. Le bon côté de la personnalité de Néron

à laquelle Burrhus fait appel au moment de la crise et qui complète

la psychologie du personnage en question est aussi significatif que ses

défauts, même s’il est obscurci parfaitement par ces derniers. Ce côté vertueux

a une grande importance pour l’analyse, centrée sur la psychologie, même s’il

n’a pas d’effets pratiques directs sur l’action même de la tragédie. Il est tout de

même nécessaire de reconnaître cette partie de sa personnalité pour pouvoir

mieux comprendre la profondeur psychologique de l’œuvre. Le côté vertueux

se lit dans la tirade entre Néron et Burrhus à l’acte IV., scène III, quand

Burrhus réussira à attendrir son maître et à le persuader d’abandonner les

projets amoraux, en faisant appel justement à sa vertu avant tout.

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Page 46: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits/ Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?/ C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître./ Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être:/ Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus;/ Vous n’avez qu’a marcher de vertus en vertus./ Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,/ Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,/ Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,/ Et laver dans le sang vos bras ensanglantés./ Britannicus mourant excitera le zèle/ De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle./ Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,/ Qui, même après leur mort, auront des successeurs:/ Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre./ Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,/ Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,/ Et pour vos ennemis compter tous vos sujets./ Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience/ Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?/ Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?/ Dans quel repos, o ciel ! les avez-vous coulés !/[…]/ Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable/ Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,/ Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,/ Votre cœur s’accusait de trop de cruauté;/ Et, plaignant les malheurs attachés à l’empire,/ « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire »./ Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur/ Ma mort m’épargnera la vue et la douleur:/ On ne me verra point survivre à votre gloire./ Si vous allez commettre une action si noire,/ […] / Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,/ Je vois que sa vertu frémit de leur fureur. (Br, Burrhus, p. 49-50)

Néron, dont la relation conflictuelle avec sa mère a été esquissée et

analysée au nom de l’amour maternel et filial non satisfaits en tant que

obstacle insurmontable, se fait persuader par Burrhus, chose étrange. D’où

cette capacité du héros de renoncer même à l’amour passion éprouvé pour

Junie provient-elle? Laquelle des émotions sera plus forte que l’amour pour

une femme, qui se veut de surcroît le moyen d’accentuer sa domination sur

son rival Britannicus ? C’est le sentiment de sécurité qui prend sa source dans

la conviction de Néron que ni Agrippine ni Britannicus n’attentent pas vraiment

à menacer sa position. C’est une sorte d’amour pressenti et affirmé par

Burrhus qui offre une telle sécurité, amour maternel et amour fraternel.Non, il ne vous hait pas,/ Seigneur; on le trahit: je sais son innocence;/ Je vous réponds pour lui de son obéissance./ J’y cours. Je vais presser un entretien si doux. (Br, Burrhus, p. 51)

Ce changement assez important pour notre analyse psychologique

culmine dans la scène suivante, scène IV du même acte, où Néron saura

résister même à la persuasion de Narcisse qui procède d’une manière très

adroite en attaquant le point vulnérable de Néron, sa relation désolée avec la

mère, ne pouvant pas arriver à le convaincre autrement, par exemple en lui

faisant peur et en attaquant son audace. Sa réponse semble résolue.C’est prendre trop soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,/ Je ne le compte plus parmi mes ennemis. (Br, Néron, p. 52)

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Page 47: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Avant de se faire fléchir, Néron résistera encore deux fois à des tentations

perfides de Narcisse. Le second cas prouve la lutte intérieure profonde.Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre:/ J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre./ Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,/ Donner à sa vertu des armes contre moi./ J’oppose à ses raisons un courage inutile:/ Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille. (Br, Néron, p. 53-54)

Néanmoins, malgré la capacité de Néron de résister même à l’envie de

punir l’audace orgueilleuse de la mère, évoquée par Narcisse dans l’espoir de

le vaincre, Néron ne saura pas résister aux exigences de son propre ego, tenté

en parallèle par Narcis. Ce sera l’amour-propre réveillé par Narcisse tout au

fond de l’âme de Néron attendri qui détruira l’ouvrage de Burrhus. Ce sont

finalement les allusions à sa dépendance, soumission absolue, œuvre de

Narcisse, qui provoquent l’orgueil de Néron. Quoi donc ? ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?/ « Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire;/ Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit:/ Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. » (Br, Narcisse, p. 54)

Nous ne pouvons pourtant pas dire que l’orgueil soit le trait essentiel de la

personnalité de Néron même si celui-ci finit par lui céder. Nous avons essayé

de démontrer combien l’interdépendance de diverses caractéristiques d’une

personnalité et surtout l’interdépendance des caractéristiques intrinsèques d’un

héros avec celles d’un autre pourrait influencer l’action. Néron ne succombe

à son propre orgueil que pour que la crise puisse se réaliser. Le fait le plus

important c’est qu’il ne succombe qu’après une longue lutte intérieure dont les

aspects étaient au centre de notre analyse et qui prouvent une psychologie

profonde dont l’auteur munit ses personnages.

Nous venons d’observer l’évolution psychique d’un héros de Britannicus

que nous considérons, à côté d’Agrippine, le personnage principal bien que

l’œuvre soit intitulée autrement. Britannicus n’entre pas dans la théorie selon

laquelle les personnages principaux figurent aussi dans le titre de la pièce.

En effet dans Britannicus nous avons deux personnages principaux qui

ne pourraient atteindre une telle profondeur l’un sans l’autre et qui constituent

l’intrigue principale qui est intériorisée et dont la compréhension suppose

une sensibilité assidue. Le lecteur devrait prendre en considération toute

phrase et la soumettre sans cesse à une réflexion complexe des informations

déjà acquises.

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Page 48: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

V. Amour prisonnier d’une stratégie maligneNous avons déjà défini assez éloquemment l’amour passion en lui

attribuant plusieurs qualificatifs. Nous avons tout de même oublié d’en

énumérer encore deux qui sont des plus importants pour notre analyse. C’est

le caractère sournois de la passion qui provient de la jalousie. Celle-ci mène

les héros à abuser de la franchise et du caractère soumis de l’amour tendre.

Nous allons étudier le sentiment de la jalousie et surtout les ruses auxquelles

les héros jaloux recourent pour vaincre l’autrui.

V.I. Amour et jalousieComme nous avons pu le voir jusqu’ici le sentiment de l’amour

représentait l’élément le plus important et nécessaire pour la compréhension

de l’état psychique des personnages. Nous avons observé divers types de

l’amour qui caractérisent les personnages et qui se combinent avec d’autres

spécificités personnels des héros. Par l’intermédiaire de l’analyse de la relation

exemplaire d’Agrippine et de Néron nous avons pu découvrir plusieurs traits

typiques pour les deux personnages, tels que la vertu, l’amour maternel et filial,

l’indulgence et la pitié d’un côté et le désir du pouvoir, l’amour-propre, l’orgueil,

la peur, tous les effets de l’amour insatisfait, de l’autre côté. Ces derniers

pourraient être impliqués dans une émotion typique pour l’amour passion à savoir la jalousie. Nous avons vu Agrippine jalouse du pouvoir de Néron et

du pouvoir futur de Junie sur Néron, et Néron qui était jaloux de Britannicus.

Cette jalousie avait deux faces, celle de la jalousie des deux rivaux et celle de

la jalousie fraternelle qu’on peut par la suite comprendre comme une sorte de

punition de la mère redoutable. Nous avons découvert une sorte de jalousie

fraternelle chez Pharnace et Xipharès. Ce sera justement la jalousie, le produit

de l’amour filial tendre et de l’amour passion insatisfaits, qui fondera l’intrigue.

Dans Mithridate ce ne sera que par le coup de théâtre que tout sera finalement

résolu au profit de la fin heureuse. Le fait le plus important est que l’amour sera

au centre de toute action dans le sens du changement d’esprit profond chez

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Page 49: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

les héros. Leurs attitudes changent en fonction du sentiment de l’amour

satisfait, partagé ou au contraire trahi, jaloux par la suite, et en fonction des

traits personnels que ces changements concernant l’amour réveillent en eux.

L’amour ayant maintes formes, la jalousie en a de même. Nous venons

de mentionner la jalousie fraternelle, celle des rivaux, et la jalousie maternelle.

Nous voudrions examiner brièvement la jalousie féminine en analysant Phèdre

et la jalousie fiévreuse d’Hermione en analysant Andromaque. Tous ces types

de jalousie ont un dénominateur commun qui est l’amour-propre.

V.II. Amour et ruseLa jalousie représente bien sûr le motif le plus puissant quant

à l’entreprise mauvaise (ruse, manipulation) à laquelle les héros, victimes de

l’amour passion démesuré que Stendhal appelle folie, recourent au nom de

l’amour. Le procédé assez courant d’introduire l’intrigue est, comme nous

l’avons déjà mentionné dans le chapitre « Amour forcé », d’opposer l’amour

tendre paisible de deux cœurs amoureux à un usurpateur mu au fond du cœur

par un amour passion violent, jaloux qui n’hésite pas à se servir des ruses pour rompre le lien entre les deux amoureux. Toutefois, il ne s’agit pas

forcément d’un personnage impitoyable ou essentiellement mauvais qui se sert

d’une telle ruse. Rappelons le fait que Néron, quoi qu’il ait abusé de

l’impuissance de Junie pour satisfaire son propre penchant violent, était prêt

à y renoncer plus tard juste à cause de sa propre vertu qui n’avait besoin que

d’être encouragée par Burrhus. Il en va de même avec Mithridate qui lui-même

hésite profondément sur le fait de s’engager dans la voie de la ruse qui pourrait

être fatale pour son fils Xipharès. Nous allons étudier ses motifs en détail.

Nous distinguons trois degrés quant à l’abus de l’amour tendre par

l’amour passion. Tous répondent aux lois prescrites par la jalousie. Le premier

degré pourrait être reconnu dans le triangle amoureux typique où une femme

est aimée par deux hommes différents (Néron – Britannicus – frères). Le

deuxième degré serait le triangle amoureux qui revêt une signification plus

complexe du fait que les deux hommes en question sont père et fils comme

c’est le cas dans Mithridate. Dans ce cas-là le deuxième degré représente à la

49

Page 50: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

fois le degré ultime, c’est-à-dire, l’amour tendre et l’amour passion étant

opposés l’un à l’autre à l’intérieur d’un seul personnage (le cas de Mithridate,

dont l’amour tendre pour le fils doit se confronter à son amour passion pour

une femme). La question de la ruse dans Iphigénie a été traité dans le chapitre

« Amour paternel ». Il ne nous reste à examiner que les cas assez spécifiques

d’Andromaque et de Phèdre qui feront partie du chapitre « Amour et

manipulation ».

Nous avons présenté la démonstration de l’abus du premier degré dans le

chapitre « Amour forcé » et maintenant il est temps de découvrir une autre de

ses dimensions, c’est-à-dire de souligner son rapport considérable avec la

relation Agrippine-Néron. Étudions donc maintenant l’enlèvement de Junie par

Néron en tant que prétexte pour Agrippine de s’opposer à son fils dont elle est

jalouse à cause de son pouvoir. Il sait, car leur amour ne peut être ignorée/ Que de Britannicus Junie est adorée./ Et ce même Néron, que la vertu conduit,/ Fait enlever Junie au milieu de la nuit  !/ Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?/ Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?/ Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité/ Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ? (Br, Agrippine, p. 3)

L’allusion au fait, qu’Agrippine a accordé la préférence à son beau-fils au

lieu de son propre fils, qui en souffre et aspire à la vengeance, est assez

significative pour la relation mère - fils. Il s’agit d’un des multiples soupçons qui

contribuent au malentendu entre Agrippine et Néron et qui en font naître

d’autres dont les effets seront irréparables. Ces soupçons ressortent aussi dès

l’entretien de Néron avec Agrippine à qui il le reproche ouvertement et se

renforcent quand Néron les entend de la bouche de Britannicus même :Avec Britannicus contre moi réunie,/ Vous le fortifiez du parti de Junie. (Br, Néron, p. 46)La mère de Néron se déclare pour nous./ Rome, de sa conduite elle-même offensée […] (Br, Britannicus, p. 26)

Résumons. D’abord il s’agit de l’amour passion agissant violemment

puisque cela est sa qualité intrinsèque. Néron qui se trouve surpris de l’amour

pour Junie veut l’avoir à tout prix. La question se pose : ne peut-on pas y

reconnaître dans une certaine mesure aussi le goût de nuire à Britannicus,

provenant de la jalousie fraternelle, et qui serait comme un signe du mépris

pour la mère qui soutient la relation de Britannicus et de Junie ? Comme nous

pouvons le voir, le vrai potentiel de la gradation de l’action et de la crise réside

dans la relation Agrippine-Néron, d’autant plus qu’elle est déformée surtout par

50

Page 51: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

l’égoïsme, la jalousie réciproque, des deux dont nous avons déjà parlé aux

chapitres « Amour maternel » et surtout « Amour et désir du pouvoir ».

A titre d’exemple du deuxième degré de l’abus de l’amour tendre

rappelons le passage où Mithridate abuse de la confiance et de la franchise de

Monime pour la tromper et forcer par la suite à trahir son amour, Xipharès, et

étudions ses spécificités. Avant que le personnage entreprenne la voie de la ruse, l’auteur fait entrevoir au lecteur l’hésitation de Mithridate à l’égard d’une

telle entreprise, c’est-à-dire son effort de ne pas croire à la trahison. Une des

raisons pour une telle entreprise, mauvaise en principe, est avant tout l’espoir

de purifier, en apprenant qu’il se trompait, le fils bien-aimé. La preuve en est la

première phrase de l’extrait suivant. N’oublions pas que tout est lié et que cette

accusation de soi-même, cette tentation de se persuader du contraire prend ses

sources dans l’amour paternel, dans l’affection pour Xipharès quoique cette

dernière subisse progressivement des changements dus à la complexité de la

personnalité de Mithridate, surtout à la lutte entre l’amour paternel et l’amour

passion mue entre autre par la jalousie.Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux/ Qu’arme contre son frère un courroux envieux,/ Ou dont le désespoir, me troublant par des fables,/ Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables !/ Non, ne l’en croyons point; et, sans trop nous presser,/ Voyons, examinons. Mais par où commencer?/ Qui m’en éclaircira? Quels témoins? quel indices?…/ Le ciel en ce moment m’inspire un artifice./ Qu’on appelle la Reine. Qui, sans aller plus loin, je veux l’ouïr. Mon choix s’arrête à ce témoin./ L’amour avidement croit tout ce qui le flatte./ Qui peut de son vainqueur mieux parler que l’ingrate?/ Voyons qui son amour accusera des deux./ S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux./ Trompons qui nous trahit; et, pour connaître un traître,/ Il n’est point de moyens… Mais je la vois paraître:/ Feignons; et de son cœur d’un vain espoir flatté,/ Par un mensonge adroit tirons la vérité. (M, Mithridate, p. 102-103)

Quelles que soient les machinations de Mithridate, il faut prendre en

compte ces tendances à croire à l’innocence de Xipharès, pour pouvoir

comprendre le personnage dans sa complexité psychologique. Tout

commence avant que quelque faits concrets soient présentés. Les premiers

soupçons sont sensibles déjà dans l’extrait suivant où nous pouvons

reconnaître une jalousie pure :L’un et l’autre à la Reine ont-ils osé prétendre ?/ Avec qui semble-t-elle en secret s’accorder ?/ Moi-même de quel œil dois-je ici l’aborder ? (M, Mithridate, p. 84)

La dernière phrase pourrait être interprétée tout simplement comme une

phrase de rhétorique qui n’a pas de sens particulier, néanmoins nous pouvons

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Page 52: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

y ressentir l’hésitation du roi sur son propre comportement prochain à l’égard de la Reine, comme s’il balançait déjà entre une attitude qui se fonde

sur la sincérité et la ruse. La description préalable du caractère du roi faite par

son fils Pharnace le justifie en partie et nous inspire cette impression, le

personnage de Mithridate étant dès le début de la pièce qualifié de cruel,

d’impénétrable. Cette cruauté qui peut être nommée aussi désespérance -

n’oublions pas que Mithridate a perdu presque tout, son honneur, ses

territoires dans la guerre et maintenant il se voit menacé par ses propres fils

quant à son amour pour une femme - , amène Mithridate jusqu’à une ruse fourbe mais ingénieuse, dont la démonstration peut être consultée dans

chapitre « Amour forcé ».

La situation où le soupçon a été semé et qui avait pour motif l’envie de l’amour d’autrui, c’est-à-dire la jalousie, était celle de la trahison de la part

de Pharnace. À première vue il ne s’agit que d’une simple perfidie en tant que

procédé typique qui permet de faire avancer l’intrigue. Cependant en regardant

de plus près on ne peut pas ne pas s’apercevoir que l’émotion qui anime

Pharnace a une dimension supplémentaire. La perfidie de Pharnace

qui prend pour otage l’amour tendre, interdit, de son frère Xipharès et de

Monime, le point de mire des deux, ne doit pas être interprétée forcément

comme une simple rivalité. Le personnage de Pharnace incorpore sans doute

le mal qui nuit, mais de l’autre côté même ce personnage a sa propre histoire.

Le lecteur apprend au début assez clairement le déséquilibre entre l’amour de

Mithridate pour Xipharès et celui pour Pharnace. Ce dernier, qu’il ait mérité ou

non le mépris de son père, en souffre. Par conséquent nous pouvons

comprendre la tentation de noircir le frère aussi comme une tentation de

compenser le déficit de l’amour paternel.Hé bien !/ sans me parer d’une innocence vaine,/ Il est vrai, mon amour mérite votre haine./ J’aime : l’on vous a fait un fidèle récit./ Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit:/ C’est le moindre secret qu’il pouvait vous apprendre; / Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre/ Que, des mêmes ardeurs des longtemps enflammé,/ Il aime aussi la Reine, et même en est aimé. (M, Pharnace, p. 101)

Il n’est pas exclu que l’allusion de Pharnace à la fidélité de Xipharès

comprenant le mot « fils » : « Ce fils si fidèle », témoigne plutôt de la jalousie fraternelle que de la rivalité. Le mot « fils » marque assez clairement

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Page 53: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

l’antithèse du fils docile (Xipharès) et de celui qui ne l’est pas (Pharnace),

fortement ressentie par ce dernier.

V. III. Amour et manipulationS’il existe une œuvre dont nous pourrions dire qu’elle paraît être crée au

nom d’une stratégie maligne de manipulation et où l’amour ne joue parfois son

rôle que comme prétexte pour l’emporter sur l’autrui c’est Andromaque. Dans

l’œuvre en question nous avons affaire à l’amour dominé par l’ego personnel,

porteur de l’action dramatique et de la psychologie raffinée. Feinte, manipulation, coquetterie ne sont que quelques-uns des mots-clés de la

pièce. L’amour se trouve au centre des essais de domination et de chantage

de l’autrui.

L’amour étant soumis aux règles d’une réaction en chaîne, il n’y a pas

de cœur satisfait. Pyrrhus chérit Andromaque qui tout en restant fidèle à son

époux mort recourt parfois aux coquetteries pour fléchir le cœur affaibli de

Pyrrhus. Bien qu’il souffre de son amour pour Andromaque ce dernier étonne

le lecteur de ses propos rationnels même au moment de l’aveu à Andromaque

et sa sensibilité alterne sans cesse avec dureté. Oreste, orateur d’un talent

remarquable, n’hésite pas à en abuser pour regagner Hermione qui à son tour

adore Pyrrhus. Ni cette adoration ne reste pourtant pas sans additif sous forme

d’orgueil. Le « moi » égoïste représente la base de la pièce dont l’amour est un

auxiliaire ingénieux.

Si nous voulions exprimer l’état intrinsèque des personnages en une

phrase (nous pouvons dire « état » au singulier car les situations des héros se

montrent parfaitement parallèles), nous pourrions nous servir de la phrase

prononcé par Pylade au premier acte où il décrit à Oreste le déchirement de

Pyrrhus à propos d’Andromaque. Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,/ Épouser ce qu’il hait et punir ce qu’il aime. (A, Pylade, p. 39)

Le lecteur comprendra au fur et à mesure de la lecture que les

personnages agissent en conformité de la phrase. L’égoïsme, l’orgueil,

l’amour-propre conditionnent leur comportement à tel point qu’il n’est parfois

pas facile de reconnaître les passages qui ne sont pas imprégnés de

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Page 54: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

mensonge et d’hypocrisie, de dissimulation. L’amour amène les personnages

dans les impasses quand leur propre vanité leur apprend que la faveur de

l’objet chéri pourrait leur être accordée tandis qu’ils ignorent, volontairement ou

pas, que celui-ci ne fait que se ménager une porte de sortie. Examinons à ce

propos l’extrait suivant.Hermione, seigneur, au moins en apparence,/ Semble de son amant dédaigner l’inconstance/ Et croit que, trop heureux de fléchir sa rigueur,/ Il la viendra presser de reprendre son cœur./ Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes:/ Elle pleure en secret le mépris de ses charmes,/ Toujours prête à partir, et demeurant toujours,/ Quelquefois elle appelle Oreste à son secours. (A, Pylade, p. 39-40)

Inutile de souligner qu’Hermione n’appelle pas Oreste par l’excès de

l’amour. Ses motifs sont beaucoup plus prosaïques, on dirait faire de nécessité

vertu. Dans l’extrait suivant nous pourrions reconnaître une même incertitude

et une lutte intérieure permanente que Pyrrhus ressent à l’égard du refus de la

part d’Andromaque.Et chaque jour encor on lui voit tout tenter/ Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter. De son fils, qu’il lui cache, il menace la tête,/ Et fait couler des pleurs, qu’aussitôt il arrête./ Hermione elle-même a vu plus de cent fois/ Cet amant irrité revenir sous ses lois,/ Et, de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,/ Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage. (A, Pylade, p. 39)

Première annonce et encouragement aux machinations stratégiques, la

démarche de Pylade, ami d’Oreste, est importante du point de vue

psychologique. Elle avertit le lecteur qu’il faut prêter attention au jeu subtil

qu’Oreste va jouer dans la scène suivante.Achevez, seigneur, votre ambassade./ Vous attendez le Roi : parlez, et lui montrez/ Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés./ Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,/ Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse./ Plus on les veut brouiller, plus on va les unir./ Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir./ Il vient. (A, Pylade, p.40)

La tirade où Oreste s’adresse à Pyrrhus comporte d’une part des

passages élégiaques, afin de flatter Pyrrhus et à la fois faire croire qu’Oreste

veut faire réussir sa mission, tandis qu’il ne vise que se rassurer sur le mépris

de Pyrrhus à propos d’Hermione; d’autre part il y a des passages destinés

à blesser Pyrrhus par les allusions au mari d’Andromaque et à l’inciter ainsi

à agir sous l’influence de sa propre fierté. En vérité, Oreste n’insiste que pour

provoquer chez Pyrrhus l’effet contraire à savoir la volonté de garder

Andromaque et ainsi se débarrasser d’Hermione. Jusqu’à ce moment-là les

intentions des deux semblent pareilles. Mais on apprendra plus tard que

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Page 55: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Pyrrhus non plus ne recule devant l’abus de l’affaire politique. Le thème

politique représente un élément assez important dans la stratégie des

personnages qui veulent l’emporter sur l’autre au sujet de l’amour. N’oublions

pas qu’Hermione elle même recourt au discours officiel voulant cacher sa

jalousie mise à nu, ne pouvant pas supporter les allusions d’Oreste, et la honte provenant du fait qu’Oreste sait sa défaite à elle.

Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi./ Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?/ Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?/ Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?/ Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudraient bien voir/ Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir ! (A, Oreste, p. 60)

Que m’importe, seigneur, sa haine ou sa tendresse ?/ Allez contre un rebelle armer toute la Grèce; /Rapportez-lui le prix de sa rébellion; /Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion./ Allez. Après cela direz-vous que je l’aime? (A, Hermione, p. 60)

Les conflits d’ordre personnel sous-tendent tout entretien officiel et tous

les entretiens amoureux finissent par prendre pour masque le camouflage des

devoirs officiels. Ainsi Pyrrhus n’hésite pas à abuser du danger qui menace le

fils d’Andromaque, Astyanax, et présente les revendications des Grecs comme

les faits bien qu’il ait déjà refusé d’y consentir. Néanmoins Andromaque a déjà

adopté sa propre stratégie, audacieuse voire impertinente, dont le résultat sont

les répliques élégiaques qui ont pour but de réveiller chez Pyrrhus la pitié avec

son sort dont il est d’ailleurs la cause. Celui-ci dispose d’elles selon ses

propres besoins en lui avouant qu’elle n’a pas de quoi craindre. A quel prix?

Andromaque témoigne par l’adresse et la droiture de ses propos de la

conscience d’une situation spoliatrice.Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?/ Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse!/ Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,/ Passe pour le transport d’un esprit amoureux? (A, Andromaque, p. 49)

La continuation de son propos se caractérise par l’adresse remarquable

quand elle se sert des mêmes armes que Pyrrhus en faisant appel à sa fierté

de guerrier, descendant d’Achille.Captive, toujours triste, importune à moi-même,/ Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime?/ Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés/ Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés?/ Non, non, d’un ennemi respecter la misère, Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,/ De cent peuples pour lui combattre la rigueur,/ Sans me faire payer son salut de mon cœur,/ Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile:/ Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille. (A, Andromaque, p. 49)

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Page 56: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Andromaque lutte audacieusement contre la pression effectuée sur elle.

Cette héroïne tendre, mère et femme fière, est aussi pleine de dignité. Même

quand elle vient supplier Hermione de persuader Pyrrhus de les laisser aller,

elle ne s’humilie pas du tout devant elle. Au contraire, elle s’y prend très bien et

elle montre avoir de l’esprit. Ou fuyez-vous, madame ?/ N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux/ Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?/ Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,/ Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes./ Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer/ Le seul où mes regards prétendaient s’adresser:/ Ma flamme par Hector fut jadis allumée;/ Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée./ Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,/ Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour;/ Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,/ En quel trouble mortel son intérêt nous jette,/ Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,/ C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter./ Hélas! Lorsque, lassés de dix ans de misère,/ Les Troyens en courroux menaçaient votre mère, / J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui:/ Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui. (A, Andromaque, p. 76)

Tout d’abord Andromaque s’adresse à Hermione en flattant son ego pour

la forcer à écouter en évoquant sa supériorité sur la veuve d’Hector pleurante

à ses genoux. Dans son propos on peut ressentir un certain dédain pour une

cruelle qui se plaît à observer le malheur d’autrui. La jalousie, le deuxième

argument, évoquée par Andromaque est susceptible de manipuler les

sentiments confus d’Hermione. Andromaque prétend à faire croire à Hermione

que c’est elle, Hermione, qui est aimée par Pyrrhus et qu’elle, Andromaque, en

est bien consciente. Elle veut encore renforcer l’argument de l’inexistence de la

jalousie par l’évocation de son amour éternel pour Hector. Or cette jalousie

n’est qu’une jalousie imaginaire. Ainsi qu’Andromaque, Hermione elle même

est bien consciente que c’est plutôt elle-même qui a des raisons d’être jalouse

de l’autre. Elle le sait malgré tout espoir qu’elle nourrit au fond de son âme, et

elle le fera savoir à Andromaque plus tard. Troisième argument est basé sur

une allusion à l’amour maternel. Andromaque plutôt que de compter atteindre

le côté tendre d’Hermione, mère future, elle veut lui faire plaisir en accentuant

le fait qu’elle a devant elle sa rivale qui est avant tout une mère malheureuse et

qui ne lui souhaiterait pas un sort pareil. Et dernièrement, elle fait allusion

à une sorte de reconnaissance qui devrait motiver Hermione à s’engager au

nom de l’honneur. Le dernier propos cité, l’allusion au pouvoir qu’Hermione

a sur Pyrrhus n’a pas besoin de commentaire.

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Page 57: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Hermione, jalouse sans remède, veut à tout prix punir sa rivale. Elle la

laisse à la merci de son sort mais elle ne se rend pas compte que par cette

démarche qui manque de logique et qui n’est que pur excès de la jalousie c’est

elle-même qui perd le crédit car elle avoue son impuissance sur Pyrrhus. S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?/ Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme./ Faites-le prononcer: j’y souscrirai, madame. (A, Hermione, p. 77)

Le génie de la stratégie manipulatrice prenant pour otage l’amour provient

du fait que l’auteur munit les héros de la conscience et de l’orgueil. Ils se

rendent compte des ruses d’autrui et tentent de les prévenir et tromper les

premiers, d’où les impasses. Quel est le motif qui pousse les personnages-

victimes de la passion à jouer le jeu sans fin ? Qu’est-ce qui se trouve au

commencement de toutes ces machinations ? La réponse est simple. C’est la

jalousie de l’amour d’autrui. C’est la connaissance du fait que celui qu’on aime,

au lieu de nous aimer, aime quelqu’un d’autre. Peu importe si celui-ci le

partage. Notre crédit tombe et il faut garder la face. L’amour-propre nous

oblige à cacher notre défaite à tout prix, surtout devant celui qui nous

importune avec son amour et qui se rend compte qu’on est traité de la même

manière en retour comme il avait été traité par nous autrefois. Ceci est le cas

d’Hermione qui ne peut pas supporter l’idée qu’Oreste, répudié d’elle à maintes

reprises, sache que c’est son tour maintenant de la voir vivre une telle

humiliation. C’est cet amour payé de trop d’ingratitude/ Qui me rend en ces lieux sa présence si rude./ Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui,/ De voir mon infortune égaler son ennui./ Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?/ Elle me dédaignait; un autre l’abandonne./ L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,/ Apprend donc à son tour à souffrir des mépris!/ Ah! dieux! (A, Hermione, p. 53)

On tente donc de tromper l’ennemi par une dissimulation de ses

sentiments :Crois-tu, si je l’épouse,/ Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ? (A, Pyrrhus, p. 66) Et on tente de tromper soi-même. Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,/ Hermione est sensible, Oreste a des vertus./ Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime;/ Et peut-être il saura se faire aimer lui-même. (A, Hermione, p. 56) Derrière de tels propos il y a un effort de provoquer l’objet désiré, de

réveiller en lui l’amour et la jalousie, le sentiment qu’il perd ce qu’il aurait pu

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Page 58: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

avoir. Mais celui-ci est complètement immunisé contre de telles entreprises. La

tension augmente graduellement pour déboucher sur une catastrophe. Dans

Andromaque ce sera Hermione qui succombera complètement à la jalousie fiévreuse. Hermione, héroïne malheureuse et prisonnière de sa passion

devient une héroïne cruelle qui aspire à la vengeance. Par jalousie et par

amour passion elle fera assassiner son amour Pyrrhus. Elle abusera de l’amour d’Oreste pour pouvoir accomplir ces projets. Hermione promettra son

cœur à Oreste comme le gage pour le crime. Sa cruauté et la folie ont atteint

le maximum car Hermione revendique : Revenez tout couvert du sang de l’infidèle;/ Allez: en cette état soyez sur de mon coeur. (A, Hermione, p. 95)

Ce sera justement sur l’amour d’Oreste qu’elle a appelé au secours pour

la venger qu’elle voudra peu après le meurtre rejeter la responsabilité. Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?/ Voilà de ton amour le détestable fruit:/ Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit. (A, Hermione, p. 111)

L’extrait cité évoque une dernière notion qui nous intéresse. C’est celle de

la fatalité. Oreste lui même se plaignait dès le début maintes fois de la

malédiction ancestrale qui le poursuit. Cette fatalité qui fonde le tragique est

présente dans toutes les tragédie analysée. Dans Mithridate Monime évoque le ciel qui n’a point destiné son cœur au cœur adoré - à Xipharès. Nous avons

traité la difficulté d’obéir aux revendications des dieux qui conditionnent le

comportement d’Agamemnon et qui servent de point de départ pour Iphigénie.

Les obstacles posés à Titus et à Bérénice sont présentés comme

insurmontables et perçus par Titus comme fatals. Regardons maintenant

comment cette fatalité se manifeste dans une dernière œuvre choisie, dans

Phèdre.

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Page 59: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

VI. Amour et fatalitéEn ce qui concerne Phèdre, la ruse et la jalousie y sont étroitement liées.

Nous distinguons deux types de ruse. Étudions tout d’abord la notion de la

fatalité dont la connaissance est indispensable pour un jugement correct

à propos de l’héroïne, Phèdre. Une malédiction héréditaire pèse sur l'héroïne.

Le verbe latin patior, d'où nous vient ce mot, signifie subir et en effet, Phèdre

se présente tout au long de la pièce comme une victime, qui subit malgré elle

une loi qui la dépasse et la détruit.14 Dans le discours janséniste on dirait que

son existence se manifeste par le manque absolu de grâce. Phèdre est forcée

à agir contre sa propre volonté, elle ne peut rien contre son amour coupable. O toi, qui vois la honte où je suis descendue,/ Implacable Vénus, suis-je assez confondue !/ Tu ne saurois plus loin pousser la cruauté./ Ton triomphe est parfait; tous tes traits ont porté. (Ph, Phèdre, p. 391)

À la lumière de la fatalité, la culpabilité qui a été si souvent discutée par

de nombreux gens de lettres se relativise. Il est nécessaire que le lecteur se

rende compte de ce détail, du fait que Phèdre en fait est une héroïne qui est

complètement soumise à la manipulation de la part du sort. Elle se défend de

succomber à la passion violente à laquelle elle avait été prédestinée. Son

innocence se manifeste lors sa première apparition à la scène : elle désire

mourir en raison de son amour coupable qu’elle fait connaître à Oenone, sa

confidente. Il n’y aura pas loin des paroles aux actes. Phèdre, voulant expier

son crime, est prête à se suicider à coup d’épée lors de son aveu passionnel

à Hippolyte mais malheureusement pour elle celui-ci lui arrache son arme et la

condamne ainsi à continuer à tâtonner dans les profondeurs de la passion qui

se rapproche plus que jamais de la folie. Phèdre réussira à résister au

penchant criminel encore une fois au moment où Thésée revient. La panique

l’envahit et Phèdre s’évadera avec quelques mots équivoques ne pouvant pas

obéir aux encouragements d’Oenone qui la pousse à prendre les devants et

à accuser Hippolyte la première pour sauver son honneur à elle. Par une

passivité provenant de la peur a de la honte paralysantes, elle se remet dès

maintenant entièrement à Oenone. Nous arrivons à la ruse au sens propre,

qu’on a étudié à propos de Mithridate et de Néron par exemple, c’est-à-dire

14 Cros, N. : Phèdre. Récupéré de : http://www.alalettre.com/racine-phedre.htm (le 6 mai).

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Page 60: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

à l’abus de la passivité ou incapacité du héros tendre (Hippolyte) de se révolter

contre un amour passion violent. Ce n’est pas Phèdre elle-même qui en sera

responsable à l’instant même, la ruse naît de l’initiative d’Oenone. Phèdre ne le

sera qu’au moment où elle apprend qu’elle a une rivale – Aricie dont Hippolyte

est amoureux. La jalousie saura donc accomplir ce que la honte et la peur ont

su étouffer. Mais avant même qu’elle ait appris la nouvelle insupportable

Phèdre vient pour adoucir la colère de Thésée, qu’Oenone avait attisée à la

place de sa maîtresse, en faisant appel à son amour paternel. Cela prouve que

Phèdre est une héroïne plutôt positive et vertueuse :Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi;/ Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi:/ Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace./ S’il en est temps encore, épargnez votre race,/ Respectez votre sang; j’ose vous en prier:/ Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier;/ Ne me préparez point la douleur éternelle/ De l’avoir fait répandre à la main paternelle. (Ph, Phèdre, p. 412)

Mais quels sont les véritables motifs pour un tel changement ? Pourquoi

veut-elle du coup changer d’avis et court au secours de son amour qui ne fait

que la tourmenter. Elle aurait pu s’en débarrasser à jamais. Est-ce que c’est

l’amour tendre qui se réveille en elle et qui l’emporte pour un instant sur

l’amour passion ? C’est plutôt que pour la première fois l’amour tendre se confond avec l’amour passion. Phèdre veut d’un côté devancer le péché qui

pèserait désormais sur ses épaules et soulager sa conscience, mais de l’autre

côté elle est poussé par un sentiment proche de celui de l’amour tendre. Elle

aurait peut-être confessé son péché à Thésée afin de sauver Hippolyte. Ce

sacrifice pourrait être nommé l’abnégation à la manière des héros tendres qui

ont été prêts à se sacrifier pour protéger leurs bien-aimés. Elle l’aurait peut-être

fait si elle n’avait pas appris l’existence de sa rivale, Aricie. Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille !/ Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !/ Quel coup de foudre, o ciel ! et quel funeste avis !/ Je volois tout entière au secours de son fils;/ Et, m’arrachant des bras d’Oenone épouvantée,/ Je cédois au remords dont j’étois tourmentée./ Qui sait même où m’alloit porter ce repentir?/ Peut-être à m’accuser j’aurois pu consentir;/ Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,/ L’affreuse vérité me seroit échappée. (Ph, Phèdre, p. 413)

Ainsi Phèdre, victime plus que criminelle, cède finalement à l’émotion -

sœur de l’amour passion, à la jalousie. L’héroïne tendre par son attitude envers

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Page 61: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

la passion qui l’opprime et qui la terrifie dès le début change en héroïne

passionnée à la folie et avide de la vengeance. Ah ! douleur non encore éprouvée !/ A quel nouveau tourment je me suis réservée !/ Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,/ La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,/ Et d’un cruel refus l’insupportable injure,/ N’étoit qu’un foible essai du tourment que j’endure./ Ils s’aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?/ Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?/ Tu le savois : pourquoi me laissois-tu séduire ?/ De leur furtive ardeur ne pouvois-tu m’instruire ?/ Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ? Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher ?/ Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence:/ Le ciel de leurs soupirs approuvoit l’innocence;/ Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux;/ Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux!/ Et moi, triste rebut de la nature entière,/ Je me cachois au jour, je fuyois la lumière;/ La mort est le seul dieu que j’osois implorer./ J’attendois le moment où l’allois expirer […]. (Ph, Phèdre, p. 415)

L’amertume jaillit de l’extrait cité. Phèdre se montre consciente du

contraste entre son sort cruel, peu juste, et le bonheur des deux amoureux

qu’elle s’imagine. Ceci lui devient insupportable. La jalousie nourrit sa rancune

par une multitude de questions (concernant l’état des deux amoureux). Phèdre

envie aux amoureux leur bonheur imaginaire qu’elle voudrait vivre elle même

avec son bien-aimé Hippolyte. Cette idéalisation et l’envie de leur situation

pourrait être expliquée par les mots de Stendhal. Celui-ci nous propose une

théorie du fonctionnement de la jalousie qui concerne l’objet aimé. Nous

considérons qu’elle est bien applicable aussi, dans notre contexte, à l’envie

concernant l’état des deux amoureux dont le jaloux se croit être privé par un

rival. « A l’instant où naît la jalousie, la même habitude de l’âme reste, mais

pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à la

couronne de l’objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un autre, loin de

vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur.

Une voix vous crie : - Ce plaisir si charmant, c’est ton rival qui en jouira. »15

Phèdre non seulement s’imagine le plaisir d’Hippolyte et d’Aricie qui l’irrite,

mais son idéalisation (cristallisation) la rend désespérée et résolue à la fois.

Elle aspire désormais à détruire ce bonheur tant désiré. Il y a tout de même

une différence assez marquante entre l’amour-folie d’Hermione et celui de

Phèdre. Hermione succombe pleinement à sa passion et surtout elle finira par

nier son crime tandis que Phèdre est pleine d’ambiguïté, c’est-à-dire qu’un

instant elle est pleine de rancune pour changer du coup en un être qui s’en

15 Stendhal, De l’amour, Paris , POCKET classiques, 1998, p. 121.

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Page 62: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

repent et qui ressent de la honte pour ses égarements. La folie alterne avec la raison lucide.

Ils s’aimeront toujours !/ Ils bravent la fureur d’une amante insensée !/ Malgré ce même exil qui va les écarter,/ Ils font mille serments de ne se point quitter./ Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage;/ Oenone, prends pitié de ma jalouse rage./ Il faut perdre Aricie, il faut de mon époux/ Contre un sang odieux réveiller le courroux:/ Qu’il ne se borne pas à des peines légères;/ Le crime de la sœur passe celui des frères./ Dans mes jaloux transports je le veux implorer./ Que fais-je? Où ma raison se va-t-elle égarer?/ Moi jalouse! (Ph, Phèdre, p. 416)

Phèdre est donc une héroïne qui au fond de son cœur est un être pur,

mais prédestiné à son amour passion coupable. Elle combat le penchant

violent de toutes ses forces, elle s’en repent et les remords qu’elle se fait lui

seront fatals. Mais ce qui est très important c’est qu’elle n’abusera jamais de la

fatalité qui détermine toute son existence pour excuser ses égarements, à la

différence d’Hermione qui rejette la responsabilité du crime exécuté sur le

mauvais sort qu’Oreste à entraîné avec lui. Phèdre au lieu de se plaindre de

son sort finira par céder à la raison et au désespoir caché dans son âme

depuis si longtemps. Avant de mourir elle avouera tout à Thésée, elle purifiera

son amour Hippolyte. La passion se métamorphose pour la dernière fois en

une tendresse dont l’intention primordiale est le bien de l’être aimé et la justice.

Par sa confession ultime non seulement elle soulage sa propre conscience

mais elle permet la renaissance de l’amour paternel de Thésée.

62

Page 63: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

VII. Raison et déraisonNous avons examiné le phénomène de l’amour en tant que principe

omniprésent dans l’œuvre racinienne, comme élément fondamental pour

l’action de ses tragédies. Nous avons analysé les expressions concrètes de

l’amour qui se veulent selon notre opinion porteuses de l’action. Ainsi, par

exemple : l’amour réciproque a pour corollaire soit la révolte soit l’abnégation

des héros qui se reflètent a leur tour d’une manière considérable dans le

déroulement ultérieur. Nous avons aussi parlé du dévouement de Xipharès qui

aura une influence remarquable sur Mithridate à la fin de la pièce. Il se peut

que Néron ne finît pas par assassiner Britannicus s’il ne souffrait pas de

l’insuffisance de l’amour maternel déformé par l’amour-propre d’Agrippine, bien

sensible. Nous avons parlé d’Agamemnon dont le penchant paternel était très

fort et nous en avons donné des preuves. Malheureusement il y avait d’autres

obstacles qui s’y opposaient : par exemple sa propre passivité provenant du

conflit entre l’amour paternel et le statut royal qui a ses obligations. L’amour de

Bérénice avait été traité au nom de l’amour partagé et nous avons essayé de

démontrer combien cet amour interdit et insatisfait a déterminé le

comportement de Bérénice qui oscillait entre une passion outragé et l’amour

tendre résigné. Elle penchera finalement du côté de la rationalité qui

caractérise l’amour tendre quoiqu’elle ne sois pas loin de devenir folle à cause

du malheur ressenti au fond de son cœur. Dans Andromaque nous avons

voulu démontrer combien l’amour propre et l’amour passion s’entremêlent.

Dans le jeu stratégique de la manipulation que l’auteur introduit dans l’histoire

nous pouvons voir le raffinement de la psychologie qui caractérise les

personnages. Andromaque représente un tournant considérable dans la

carrière de Jean Racine. C’est avec cette œuvre qu’il connaîtra un succès

énorme. Il nous semble que tout ce que dans Andromaque avait été exprimé

ouvertement et réalisé sans scrupules a été intériorisé dans Phèdre. Cette

dernière vit tout les états d’âme qu’on a pu observer chez divers héros des

œuvres précédentes. Tout d’abord elle est victime de la passion, mais

à laquelle elle était prédestinée. Elle souffre des remords ainsi que

Agamemnon en a souffert à propos de sa décision fatale de sacrifier sa fille.

Phèdre jalouse ne saura pas éviter de s’engager dans la voie de la ruse pour

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Page 64: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

l’emporter sur l’amour tendre d’Hippolyte et Aricie à la manière de Mithridate ou

de Néron et se venger par la suite.

L’amour représente donc pour nous une émotion centrale, source des

autres émotions latentes - qui surgissent à la surface soit à défaut de celle-ci

ou par son abondance - et qui influencent par la suite d’une manière directe le

comportement des personnages et par conséquent le déroulement de la

tragédie.

Nous avons fondé notre analyse sur la dichotomie de l’amour tendre et de l’amour passion. Ce dernier est d’une importance supérieure pour

l’anticipation de l’action mais dont l’essence réside justement dans la

coexistence avec l’amour tendre qui lui sert presque sans exception de point

de mire provocateur. Parmi les autres émotions qui s’y mêlent - dont orgueil,

désir du pouvoir, jalousie, avidité du respect, envie, tristesse, etc. - la plupart

pourraient également être considérées, comme nous avons essayé de le

démontrer comme le produit de l’insuffisance de l’amour tendre ressentie

fortement par les héros. Ceci était le cas de Néron hanté par le besoin de

l’amour maternel inconditionné qui recourt à son égoïsme dont l’amour-propre

est la base : c’est aussi le cas de Pharnace souffrant de l’insuffisance de

l’amour paternel et qui se venge en dénonçant son frère; le cas de Mithridate

lui-même dont le moteur était l’amour tendre non partagé et qui se transforme

par conséquent en amour passion, amour forcé. De surcroît, le manque

d’amour partagé sera renforcé chez Mithridate par le sentiments d’être trahi.

Cette trahison consiste dans le sentiment de Mithridate de ne « pas être aimé »

de ses propres fils, surtout par celui bien-aimé, l’affection à l’égard duquel nous

avons prouvée. Tout ces faits font augmenter la jalousie et la colère de

Mithridate qui sombre dans la passion nuisible de plus en plus.

Nous avons donc prouvé que nous pourrions facilement découvrir derrière

toute action l’émotion essentielle de la vie humaine. En ce qui concerne

l’amour tendre, nous avons essayé de démontrer combien se sentiment se

veut chaste par sa capacité d’abnégation, de respect au devoir importun. Nous

avons déjà parlé quoique brièvement de son caractère platonicien,

harmonisant. L’amour tendre aspire par son caractère soumis à apaiser les

conflits possibles provenant du caractère violent de l’amour passion qui

l’usurpe.

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Page 65: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Quant à l’amour passion au caractère violent, abusif, qui se caractérise

par la volonté de satisfaire avant tout ses propres exigences, il se caractérise

par la déraison, même si c’est parfois la raison qui sert d’instrument de fraude

pour la passion face à l’amour tendre inaccessible. Ceci est le cas de la

manipulation stratégique de Pyrrhus ou d’Hermione, mais dans ce cas-là c’est

la raison aveuglée par la passion.

Nous en concluons que le trait le plus significatif de l’amour tendre est la rationalité. C’est elle qui l’emporte chez Monime au moment de l’aveu fait a

Xipharès quand elle lui annonce qu’il n’y a aucune possibilité de ne pas

satisfaire au devoir. C’est justement la raison retrouvée qui parle par la

bouche de Bérénice et qui se veut la solution d’une situation plutôt triste. C’est

la rationalité qui guide Iphigénie dans son comportement résolu d’obéir. Nous

avons alors d’un côté l’amour tendre raisonnable et de l’autre l’amour passion déraisonnable qui tend à perturber cette harmonie, de violer l’amour

d’autrui mais qui, lui aussi, porte des traits de rationalité dans des situations

spécifiques.

On aurait pu facilement incliner à l’idée que les deux côtés, l’amour tendre

rationnel et l’amour passion déraisonné correspondent à une autre opposition, à savoir celle des personnages bons d’un côté et ceux qui sont méchants de l’autre. Or, ceci, selon notre opinion, n’est pas tout à fait valable.

Partant de la dichotomie de l’amour tendre et l’amour passion et de la définition

que nous avons établie il semblerait naturel d’attribuer le bien du côté de

l’amour tendre et le mal de l’autre côté. Or, Racine a su introduire beaucoup

plus de vraisemblance dans son œuvre. Selon nous et suivant notre analyse

psychologique il y a sans doute des personnages qui sont presque parfaits et

qui pourraient être désignés exclusivement bons et nobles. Parmi eux il y a

Iphigénie, Junie, Britannicus, Xipharès, Andromaque, Titus, Monime et

Bérénice. Ce sont les héros victimes de la passion d’autrui. De l’autre côté il y

a par exemple Néron, Agrippine, Mithridate, Agamemnon, Phèdre, Pyrrhus et

Hermione qui sont d’habitude jugés comme les antihéros. Or, nous avons

aspiré à démontrer à travers l’analyse complexe de leur personnalité que ces

personnages sont eux aussi plutôt victimes, victimes de la passion qui les

domine. Certes, ils sont méchants quant à l’action explicite quand ils se

montrent comme usurpateurs et tyrans sans compassion et qui ne prennent en

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Page 66: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

considération que leurs propres désirs, néanmoins ils ne le sont plus dès que

nous apprenons les circonstances défavorables qui les déterminent et qui

dévoilent en partie leur côté humain. Nous avons tenté de le démontrer à l’aide

de la notion de l’amour et de l’analyse détaillée de leur mouvement d’âme

confus dont justement le besoin d’amour est le moteur principal. Sinon,

comment pourrions-nous expliquer le fait que Néron se fait fléchir par Burrhus

ou bien le fait que Phèdre finit par tout avouer à Thésée quand cela est devenu

inutile à l’instant même. Les héros raciniens témoignent d’une profondeur

remarquable.

Revenons à la notion de la rationalité. Nous avons signalé son

importance en analysant Bérénice et nous avons esquissé son rapport au regard. La rationalité est un aspect dont les traits sont repérables dans

presque chacune des œuvres analysées. Nous avons dit que la raison et la

conscience est un aspect propre à l’amour tendre. La rationalité s’y reflète

à travers la capacité des héros de l’emporter sur l’amour ressenti, devenu

impossible. Ces héros tendres sont conscients de la situation peu favorable et

ils sont prêts, conformément aux lois de la raison, à se résigner à leur sort.

Cependant, nous avons dit aussi que la rationalité figure dans l’œuvre en tant

que l’instrument de manipulation dans les mains de l’amour passion. Tout

d’abord une phase de déraison, de folie presque, nous avertit de la présence

de l’amour passion. Puis une phase de rationalité reprise suit avec ses

conséquences intéressantes. Son seul but est de réussir à manipuler, à faire

souffrir et surtout assister à cette souffrance qui contente leur amour propre et

leur donne le sentiment de supériorité. Il y a tout de même encore un autre

aspect et c’est justement l’influence que cette souffrance provoquée a sur le

héros victime de sa propre passion. Souvenons-nous du cas de Néron qui

voulant punir l’amour tendre qui s’oppose à lui sera puni en retour à l’instant

même. Il s’agit de la scène où il menace Junie de l’observer lors de son

entretien préparé avec Britannicus que nous avons déjà analysé. Madame, en le voyant, songez que je vous vois. (Br, Néron, p. 25)

Néron ne se rend pas compte que la ruse qu’il a dressée aura un impact

surtout sur lui-même. C’est que Néron caché souffre beaucoup en regardant l’effort de Junie d’obéir, c’est-à-dire d’éviter d’avertir Britannicus par un seul

regard amoureux, de ne pas donner aucun prétexte à Néron de le menacer.

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Page 67: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Cet effort de se dominer s’incorpore dans l’amour de Junie pour Britannicus et

le rend d’autant plus sensible. « Il jouit de cette échange dioptrique de la

souffrance, dont les rayons convergent vers le lieu ou il est caché. Le voyeur

dissimulé tient à sa discrétion le bonheur de ceux dont il est jaloux, et

transforme ce bonheur en désespoir. Mais le désespoir lui est renvoyé et

l’atteint à son tour. Plus visible est le malheur qu’il provoque, plus grande sera

pour Néron la certitude de n’être pas aimé.»16

La rationalité est donc un trait essentiel de la complexité psychologique

des personnages étudiés, même si c’est presque toujours la passion qui sortira

victorieuse du combat l’opposant à la volonté. Les personnages tendres et les

autres, tous témoignent d’une certaine réflexion. Les uns à l’aide de la

raison tendent à éviter le mal, les autres tendent à le causer. Même les héros

considérés antihéros succombent parfois à une rationalité soudainement

éveillée qui a pour but la manipulation (Pyrrhus, Mithridate, Néron) mais qui

a comme effet secondaire les hésitations profondes concernant le

comportement mauvais envisagé. Nous avons étudié ces hésitations par

l’intermédiaire de l’analyse de l’état psychique de Mithridate ou de Néron avant

d’entreprendre la voie de la ruse et par l’intermédiaire des remords que Phèdre

et Agamemnon se font par rapport à leur propre comportement. Cette

rationalité, cette réflexion qui approche de la passivité ralentit en quelque

sorte le cours de l’action même et introduit une certaine inertie apparente.

L’action s’intériorise et sa dynamique, propre aux tragédies, n’est

envisageable que justement à travers l’analyse des émotions des héros.

« L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent presque

exclusivement du dedans ».17 Cette dynamique intérieure est une dynamique

paralysante qui empêche les héros d’agir précipitamment. « Racine conçoit

toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le plus fortement: l’objet est toujours une résolution

à prendre, qui est prise, rejetée, reprise, autant de fois que s’exercent

16 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 85.17 Lanson, G. :, Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 542.

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Page 68: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

l’impulsion ou l’inhibition, jusqu’à ce qu’une secousse plus forte amène l’action

définitive ». 18

La rationalité, adversaire de la passion, mène les héros dans les

impasses. Les héros contemplent les actions d’autrui et leurs propres actions

envisagées, ils sont capables d’analyser la situation même dans les

moments où l’émotion la plus destructrice, la jalousie, les domine (voir le

chap. « amour et fatalité » où Phèdre contemple son état d’âme bouleversé).

Les héros font un effort remarquable dans le but de se dominer, ils

s’observent et ils s’observent mutuellement plus qu’il n’agissent, « … les

gestes tendent à disparaître. Au profit du langage, a-t-on dit. Il faut ajouter : au

profit du regard ».19

C’est dans les monologues qu’on peut reconnaître cette passivité, inertie

presque, dont il était question et que nous avons tenté de démontrer lors de

l’analyse de la profondeur psychologique des personnages. Ces monologues

c’est un regard interne qui examine les mouvements d’âme. C’est une

introspection qui devient presque obligatoire avant l’action même dans l’œuvre

racinienne. Il en va de même avec les dialogues. Les personnages témoignent

d’un effort considérable de se dominer face à un adversaire, qui peut être à la

fois l’objet désiré – Andromaque, comme s’ils avaient honte. Ils ont peur d’être

vus, d’être jugés. « Voir est un acte pathétique et reste toujours une saisie

imparfaite de l’être convoité. Etre vu n’implique pas la gloire, mais la honte. Tel

qu’il se montre, dans son impulsion passionnée, le héros racinien ne peut ni

s’approuver lui-même ni être reconnu par ses rivaux. Le plus souvent, il

travaille à se soustraire au regard universel, par lequel il se sent d’avance

condamné. »20.

C’est pourquoi le lecteur doit prêter beaucoup d’attention à la complexité

psychologique des personnages parce que « [s]i clair que soit le discours

racinien, il laisse toujours deviner une assise psychologique qui reste dans

l’ombre et se refuse à la vue. Chez Racine, derrière ce que l’on voit, il y a ce

que l’on entrevoit […]».21

18 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1957, p. 542.19 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 74.20 Starobinski, J. : L’Œil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 73.21 Ibid., p. 73.

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Page 69: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Conclusion

… le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non l’amour, mais cinq, dix amours, dont pas un ne ressemble à l’autre: chaque individu aime à sa façon, avec son tempérament, son esprit, toutes les modifications que l’âge, la condition, la situation peuvent imprimer à l’éternel élément de la passion.

Gustave Lanson22

Dans le présent travail nous avons étudié la notion de l’amour dans six

tragédies de Jean Racine. Notre but n’était pas de donner une description

cohérente du contenu des tragédies ou des caractères des personnages tout

faits. Nous avons voulu étudier l’amour de divers points de vue car,

conformément à la citation, placée en exergue, il y a plusieurs sortes d’amour

et dont l’étude est non seulement digne de l’attention mais aussi nécessaire

pour une compréhension de la profondeur de l’univers racinien. Nous avons

établi un aperçu de certains types d’amour et nous avons étudié leurs

spécificités chez divers personnages. À travers notre analyse qui répond aux

lois de la démarche inductive nous avons voulu démontrer que chaque

personnage se veut complexe parce qu’à chaque rôle social qu’il remplit dans

la vie correspond un amour différent et étant donné qu’on en rempli plusieurs

à la fois, divers amours se confrontent au fond d’un seul cœur. Nous

supposons avoir réussi à documenter une telle complexité psychologique et

avoir justifié la théorie que l’amour se trouve au commencement de tout, qu’il

devient la base de l’univers racinien.

De surcroît la psychologie racinienne s’est montrée admirable surtout par

le fait que non seulement aucun des héros ne représente un type donné mais

que la complexité psychologique des personnages s’élève à la puissance deux

lors de l’affrontement avec un adversaire passionné et complexe à son tour. 22 Lanson, G. : Histoire de la littérature française, Librairie Hachette, Paris 1957, p. 546-547.

69

Page 70: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Parmi les deux oeuvres écrites selon notre opinion dans un esprit de cette

psychologie « exagérée » nous classons Andromaque et Britannicus. Nous

avons pu voir combien cette interdépendance des caractéristiques

personnelles, prenant source dans le besoin d’amour, se veut le moteur de

l’action. Racine a réussi à créer l’univers où les caractères des héros se

constituent l’un en fonction de l’autre.

Les autres tragédies apportent chacune une peinture originale de

l’affection bien que la psychologie y soit moins compliquée. Ceci est le cas de

Bérénice qui était sujet de maintes discussions en raison de l’absence

prétendue de l’aspect tragique de l’amour peint faute de péripéties et de la

mort. L’amour tel qu’il est traité dans Bérénice était considéré comme peu

tragique car encadré d’une action trop simple. Racine argumente contre les

objections possibles justement par cette simplicité de l’action, il en fait un

avantage : « […] il n’y a que la vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et

quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui

pourraient à peine arriver en plusieurs semaines? Il y en a qui pensent que

cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au

contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce

grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient

dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant

cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des

passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression.“23

Notre analyse de l’amour centré sur la psychologie des personnages

suivait l’idée de l’action intériorisée, c’est-à-dire la pensée que l’action se veut,

non seulement dans Bérénice, simple, ce qui représente un trait typique des

tragédies raciniennes. Au fur et à mesure de notre analyse nous avons pu

découvrir la nature de l’action. « L'on entend par action, non pas la réalisation

scénique des faits, mais la chaîne continue des effets, le passage incessant

d'un état à un autre jusqu'à l'état définitif qu'on appelle dénouement ».24 Par

ces effets il faut comprendre les motifs, les hésitations, les blessures intérieurs

comme le résultat de frottement des personnalités différentes égoïstes et 23 Œuvres complète de J. Racine, Tome II, Paris, chez P. Dupont, Libraire, 1824, p. 267-268.24 Lanson, G. : Jean Racine. Récupéré de : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jean_Racine (le 2 mai).

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Page 71: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

faibles par la suite, faibles par leur inclinaison à la passion qu’ils n’arrivent pas

à maîtriser. Cette action intériorisée réside dans un vécu émotionnel qui est

soumis aux lois de la lutte entre la passion et la volonté, le moi égoïste et la

raison. Cet univers de l’amour est donc entouré d’un cadre plus large de la

rationalité et de la déraison.

La lutte intérieure à laquelle le lecteur assiste lui permet de sympathiser avec le héros en raison de son sort pitoyable et de sa complexité qui justifient

en partie son comportement mauvais. « Horace nous recommande de

dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, et tel qu’on dépeint

son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au

contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait

la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition

d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation que la pitié du spectateur; ni

qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il

faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de

faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse

plaindre sans les faire détester ».25

L’observation de la lutte intérieure du héros remplit le lecteur à la fois de

l’incertitude en ce qui concerne le déroulement de l’action. L’incertitude

envahit les héros également et les pousse à agir conformément au danger

imaginaire car le désir de l’amour voile en partie la raison des personnages et

ils succombent aux préjugés qu’ils se font l’un de l’autre. Ils sont poussés par

la peur et par l’amour-propre à inventer une stratégie afin d’éviter le danger

supposé et de manipuler l’adversaire. Ainsi à chaque moment la situation peut

être bouleversée en fonction de l’état psychique actuel, instable, des

personnages et le caractère de ce bouleversement est difficilement prévisible.

Ce jeu psychologique qui caractérise l’œuvre racinien et dont le terme clé est

l’amour offre une variété d’interprétation innombrable. Il faut souligner que

notre approche ne représente qu’une possibilité parmi d’autres.

25 Racine, J. : Première préface d’Andromaque, Paris : Bordas, 1968, p. 30.

71

Page 72: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Ouvrages consultés

Littérature première:

Les tragédies : Andromaque, Paris : Bordas, 1968

(Abrégé A, suivi du numéro de page)

Britannicus; Mithridate; Iphigénie. T. 1, Coethen 1913

(Abrégé Br, M, I, suivis du numéro de page)

Bérénice : Théâtre. Tome I, II. / Racine, Paris, Hachette, Col. du Flambeau, 1948

(Abrégé Bé, suivi du numéro de page)

Phèdre : Oeuvre complètes de J. Racine, Tome III., Paris, Gaultier-Laguionie, 1827

(Abrégé Ph, suivi du numéro de page)

Œuvres complètes de J. Racine, Tome III., Paris, Gaultier-Laguionie, 1827

Œuvres complètes de J. Racine, Tome II., Paris, Gaultier-Laguionie, 1824

Théâtre. Tome I, II. / Racine, Paris, Hachette, Collection du Flambeau, 1948

Littérature secondaire:Jean Starobinski, L’Oeil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961

Stendhal, De l’amour, Paris, POCKET, 1998

Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette,

1957

Raymond Picard, Corpus Racinianum – Recueil-inventaire des textes et

documents du XVIIe siècle concernant Jean Racine, Paris, Société d’Édition

« Les belles lettres », 1956

René Descartes, Vášně duše, Praha, Mladá Fronta, 2002

Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1955

Denis de Rougemont, L’amour et l’occident, Paris, Librairie Plon, 1972

Gertruda Wienerová, Racine et les héroïnes de ses tragédies, Masarykova

Univerzita, Brno, rok vydání neuveden.

72

Page 73: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Les dictionnaires   :

Larousse/3 volumes en couleurs, Paris, Librairie Larousse, 1965

Le Petit Robert des noms propres, dictionnaire illustré, Paris, Dictionnaires LE

ROBERT, 1998

Estetický slovník, Wolf Henckmann, Konrad Lotter, Praha, nakladatelství

Svoboda, 1995

Sites Internet consultés   :

http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jean_Racine : (GUSTAVE LANSON, article "Jean

Racine" de La Grande Encyclopédie (publiée entre 1885 et 1902)).

http://www.alalettre.com/racine-phedre.htm : (Nathalie Cros, Texte intégral de

Phèdre sur le site de l'ABU)

Bibliographie de Jean RacineOeuvres principalesLa Thébaïde ou les frères ennemis (1664)

Alexandre le Grand (1665)

Andromaque (1667)

Les plaideurs (1668)

Britannicus (1669)

Bérénice (1670)

Bajazet (1672)

Mithridate (1673)

Iphigénie (1674)

Phèdre (1677)

Esther (1689)

Athalie (1691)

Autres oeuvresLe paysage ou les promenades de Port-Royal-des-Champs

La nymphe de la Seine

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Page 74: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

Ode sur la convalescence du roi

Lettre a l’auteur des hérésies imaginaires et des deux visionnaires

Lettre aux deux apologistes de Port-Royal

Discours à l’Académie française

Abrégé de l’histoire de Port-Royal

Mémoire pour les religieuses de Port-Royal-des-Champs

Épitaphes

Explications de médailles

Fragments et notes historiques

Remarques sur les Olympiques de Pindare et l’Odyssée

Lettres à Boileau

74

Page 75: Amour dans l´oeuvre de Jean Racine

La table des matières

Avant-propos...............................................................................................................4I. Amour tendre.....................................................................................................12

I.I. Amour à la base de courtoisie...................................................................12I.II. Amour vertueux, amour et devoir............................................................13I.III. Amour tragique..........................................................................................16I.IV. Amour partagé..........................................................................................17I.V. Amour partagé et révolte..........................................................................23

II. Amour passion......................................................................................................26II.I. Amour forcé.................................................................................................27III. Amour parental............................................................................................32III.I. Amour maternel.........................................................................................33III.II. Amour paternel.........................................................................................35

IV. Amour – déclencheur, animateur de l’action..................................................41IV.I. Amour et désir du pouvoir.......................................................................41

V. Amour prisonnier d’une stratégie maligne.......................................................48V.I. Amour et jalousie.......................................................................................48V.II. Amour et ruse............................................................................................49V. III. Amour et manipulation..........................................................................53

VI. Amour et fatalité..................................................................................................59VII. Raison et déraison.............................................................................................63Conclusion.................................................................................................................69Ouvrages consultés..................................................................................................72Bibliographie de Jean Racine.................................................................................73La table des matières...............................................................................................75

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