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Dostoïevski - Buchet/Chastel · Dostoïevski à son ami A. N. Maïkov, à la même époque (1867)....

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Dostoïevski

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dans la même collection

Virgile par Jean Giono.Hugo par Michel Butor.La Fontaine par Jacques Réda.Descartes par Paul valéry.Pascal par Michel schneider.Tolstoï par stefan Zweig.Baudelaire par Gérard Macé.Schopenhauer par thomas Mann.Stendhal par Dominique Fernandez.Claudel par olivier Py.Flaubert par Marie-Hélène Lafon.Marx par Leon trotsky.

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Julia kristeva

Dostoïevski

Textes de Fédor Dostoïevski traduits par André Markowicz, Anne Coldefy-Faucard, Gustave Aucouturier et Boris de Schlœzer

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L’auteur remercie Nicolas Aude et elisabeth Bélorgey pour leur aide précieuse.

Pour les extraits des ouvrages de Fédor Dostoïevski dans la traduction

d’André Markowicz © Actes sud

© Buchet/Chastel, Libella, Paris, 2019isBN 978-2-283-03040-0

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« Partout et en toutes choses je vivais jusqu’à l’ultime limite, et j’ai passé ma vie à la franchir »

Lettre à A. Maïkov, 1867

Épris d’absolu et explorateur clinique dans le « sous-sol » des passions humaines, en proie à l’an-goisse de mort et à la quête infinie de sens, sur le fil du crime et du sublime, de l’abjection et de la sain-teté, Dostoïevski (1821-1881) hante la conscience européenne et mondiale depuis un siècle et demi (Nietzsche, Proust, kafka, Berdiaev, Chestov, sartre, Camus, Gide, sarraute, Nabokov, visconti, Bresson, kurosawa, Wajda et bien d’autres…).

Le « géant russe », porté par sa foi orthodoxe dans le verbe incarné, a réinventé le roman polypho-nique en pariant sur la puissance de la parole et du récit, pour braver le nihilisme et son double, l’inté-grisme, qui gangrènent le monde sans Dieu ou avec lui. ses personnages extravagants, oscillant entre monstruosité et insignifiance d’« insectes », pressen-taient déjà la matrice carcérale de l’univers tota-litaire qui se révéla par la shoah et le Goulag. si

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l’homme et l’œuvre continuent à fasciner le mar-keting hyperconnecté qui empile les traductions (seize versions en chinois de Crime et Châtiment !), l’internaute pressé peut-il encore se glisser dans le tourbillon jubilant de cette terreur parlante ?

La lecture est une sur-vie singulière, et à plu-sieurs reprises j’avais cru lire « du Dostoïevski »  : le comprendre ou le discuter, assommée ou ravie. À  la faveur des « Auteurs de ma vie », je me suis laissé porter dans toute l’étendue de son oratorio voué au sexe hanté du langage (sollers). Avant de tresser ce fil de nœuds et de pistes que je vous pro-pose de repérer dans cette œuvre immense. Une invitation à vous frayer votre propre voie, sans craindre de dépasser les bornes, ni de vivre presque à la dernière limite.

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Peut-on aimer dostoïevski ?

Immersion

Les yeux rivés sur l’édition bulgare de L’Idiot (1869), Les Démons (1872), Les Frères Karamazov (1880), mon père m’en déconseillait sévèrement la lecture : « Destructeur, démoniaque et collant, trop c’est trop, tu n’aimeras pas du tout, laisse tomber ! » il rêvait de me voir quitter l’« intestin de l’enfer », désignant ainsi par je ne sais quel verset introu-vable des saintes Écritures notre Bulgarie natale. Pour réaliser ce projet désespéré, je n’avais rien de mieux à faire que de développer mon « goût inné », selon lui, pour la clarté et la liberté, en français, cela va sans dire, puisqu’il m’avait fait découvrir la langue de La Fontaine et de voltaire. en plus de celle de notre « grand frère russe », qui nous était imposée « naturellement ». À  l’époque, l’idéologie dominante brocardait l’« obscurantisme religieux » de l’écrivain « ennemi du peuple », bien que, dans les coulisses staliniennes, de fervents spécialistes continuent à célébrer amoureusement ses mystères :

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son « immersion » (proniknovenie) en soi et en autrui (viatcheslav ivanov), la « pluralité de ses mondes » à la manière d’einstein (Leonid Grossman), sa « poly-phonie shakespearienne » (A. v. Lounatcharski)… Évidemment, comme d’habitude, j’ai désobéi aux consignes paternelles et j’ai plongé dans Dosto. Éblouie, débordée, engloutie.

Je n’oublierai jamais ma sidération en lisant les deux conversations entre Raskolnikov et sonia et leur échange de croix dans Crime et Châtiment (1866). A-t-elle deviné ce que lui-même ne savait pas trop avoir fait ? Crime ou délire, le meurtre d’Aliona ivanovna, obscure prêteuse sur gages et « riche comme un youpin », avait arraché le « roman policier » à la littérature et révélait les misères et abjections de notre siècle. et la croix que l’étudiant nerveux refuse puis accepte pour finir : était-ce la croix de sonia, ou bien celle qu’elle avait reçue de Liza, la deuxième victime ?

Ce don d’un don, ce pardon l’unissait-il –  fas-ciné et dégoûté à la fois  – avec ses propres ten-dances féminines ? Pour accomplir le renouveau avec son destin de héros, ayant « Napoléon en pers-pective », Rodion hallucinait l’ultime liberté d’un « pou » devenu « surhomme » en donnant la mort à une humaine superflue.

« Partout et en toutes choses je vivais jusqu’à l’ul-time limite, et j’ai passé ma vie à la franchir », écrit Dostoïevski à son ami A.  N.  Maïkov, à la même époque (1867). Je pouvais comprendre, envier, dis-cuter. Mais à vivre dans le texte ce bousculement des normes et des lois jusqu’à l’effacement de « l’ultime limite », j’ai perdu pied.

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Plus tard, en retrouvant Dostoïevski en français, je suis tombée dans le Journal d’un écrivain de 1877 sur un passage évoquant la fortune d’un néologisme de son cru, introduit par lui dans Le Double (1846), et abondamment utilisé depuis par tourgueniev, insupportable rival admiré : stouchiévat’sia (« dispa-raître », « s’anéantir », du russe touch, en allemand Tusch, désignant l’encre de Chine). L’étudiant ingé-nieur, qui s’appliquait à dessiner diverses épures, plans et constructions militaires, tracées et lavées à l’encre de Chine, excellait dans l’art de « dégra-der un plan sombre au blanc et au néant ». « Insensible effacement dans le non-être », tel le sujet évasif et fuyant que le jeune Dostoïevski était. son néolo-gisme révélait, à qui voulait l’entendre, l’excitation exquise retenue dans le geste écrit, le son exténué de sa voix gravée dans le plan de la langue mater-nelle, la volupté d’être « la plaie et le couteau », le stylet acéré qui me scarifie, maîtrise-effondrement conjugués. ou comment « s’anéantir avec fluidité ».

Mais ce n’est ni un « élégant lavis » ni une pein-ture sur soie chinoise que le stouchiévat’sia produit sous la plume de Dostoïevski. Ce mot imprègne les pitoyables étreintes de Monsieur Goliadkine aîné avec son double, Monsieur Goliadkine cadet (Le Double, 1846). il suinte dans le « péché » qui les taraude, chatouille le « regard » qui fuit, frôle la foule qui les « entoure », puis « s’enfonce » avec délectation, comme un « pâté dans la bouche » de son ombre, substitutive ordure… Dans la polyphonie discrète de ce néologisme, j’ai alors perçu ce que le Journal d’un écrivain (1877) ne disait pas, mais que la crue romanesque de l’œuvre tout entière insidieusement

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charrie : triomphale expansion des phrases lâchées à bout de souffle (touch signifie aussi « fanfare » en russe) ; convulsive sarabande des corps consumés (« toucha » renvoie à la « chair » et à la « viande » ; « touchit’ » veut dire « éteindre » ou « étouffer ») ; séductions, appâts et volupté des prises ; ou cares-sante technique picturale. en français, « toucher » se fait charmeur quand on est « touché/touchant », mais devient libertin dans « faire une touche ». irréfragable jouissance de l’écriture.

La jeune étudiante en philologie française et lit-térature comparée ne savait pas qu’elle était captive de ce touchiénié/stouchiévat’sia. J’étais sonnée. et j’ai couru retrouver mes La Fontaine, voltaire, Hugo, qui devaient me mener à sartre, Beauvoir, Camus, Blanchot, au Nouveau Roman, à sollers. Un exil autrement épuisant que le bagne avec sous-sol dans les nuits blanches de Dosto. Coupante ivresse du plaisir, lucide sublimation à la française, en français, et la liberté risquée comme unique transcendance.

Bakhtine le découvreur

Parut alors en russe la seconde édition du livre de Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski (1929-1963). Un événement pour les spécialistes, les amateurs et bien au-delà. C’était le dégel. La liberté de penser promise tardait à venir, mais elle se glissait dans la critique et la théorie de la littérature, secret poumon de la philosophie entravée.

Les initiés connaissaient depuis longtemps la première édition, mais, avec la nouvelle, le

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Dostoïevski de Bakhtine devenait un phénomène social, un symptôme politique. Au centre de cette nouvelle agitation, mon ami et mentor, tzvetan stoyanov, célèbre critique littéraire, anglophone, francophone et évidemment russophone. il m’avait déjà initiée à shakespeare et à Joyce, à Cervantès et à kafka, aux formalistes russes et à la percée post-formaliste d’un certain Bakhtine. Maintenant, nous pouvions nous replonger, jour et nuit, à voix haute et en russe, le livre de Bakhtine en main, dans les romans de Dostoïevski lui-même. Je rece-vais la puissance vocale du rire tragique, de la farce dans la force du mal, et cette contagieuse cou-lée soûlante des dialogues composés en récit, que Bakhtine appelle slovo, traduit par « mot » en fran-çais. À travers le lexique et la syntaxe, j’entendais comme un Logos incarné, le verbe brassant la délivrance biblique dans une nouvelle narration plurivocale, multiverselle  :

« Je suis rempli de mots, mon souffle intérieur me presse ; voici que mon intérieur est comme un vin qui n’a pas d’issue, comme un vin qui crève des outres neuves ! Je parlerai pour que je sois soulagé, j’ouvrirai mes lèvres et je répondrai ! Je ne prendrai le parti de personne et ne donnerai de titre à per-sonne, car je ne sais point donner de titre, en rien de temps m’emporterait celui qui m’a fait » (livre de Job, 33:18-22).

Ce cri de Job, raconte l’écrivain, aurait déjà percé les tympans du bébé Fedor, blotti dans les bras de sa mère.

*

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Les formalistes russes savaient mettre à plat les labyrinthes du récit, ils devaient inspirer le struc-turalisme français. Analyses éclairantes, auxquelles s’opposait l’approche bakhtinienne qui, attentive à Hegel et tout en rejetant Freud, mais à l’écoute du « comique populaire » et du « rire de Rabelais », tentait d’élucider l’envoûtement et la toxicité de la poétique narrative selon Dostoïevski.

Dans le slovo (« mot ») romanesque, au sens de Bakhtine, les interprétations de ce théoricien repèrent une logique profonde  : celle du dialogue. La voix humaine est née du dialogue : initial, inta-rissable, indécidable entretien. Je ne parle jamais qu’à deux, altérité-proximité fondatrice. Nous nous entre-tenons. structure stabilisante-déstabilisante, car le « dialogue permet de substituer sa propre voix à celle d’un autre ». identification et confusion s’en-suivent. Mais aussi projection, introjection et par-fois des mutualités : invasives ou fécondes, fermées ou ouvertes, crimes ou extases. Le narrateur seul s’y retrouve, et encore, car il n’est pas vraiment l’auteur, mais une autre espèce de dialoguant, une sorte de tiers qui prend le risque de se mêler au récit, lequel procède de l’entretien, et se compose de seuils, impasses et coups de théâtre à répéti-tion, à l’infini.

Le dialogue devenu, selon Dostoïevski, structure profonde de la manière d’être au monde, « toute chose est à la frontière de son contraire » : le sens s’effrite mais renaît, masqué-démasqué, mésalliances car-navalesques et sombre rire pensif. Nécessairement, inévitablement, « l’amour côtoie la haine, la connaît

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et la comprend ; la haine agit de même à l’égard de l’amour1 » (comme chez Aliocha karamazov).

en régénérant un courant qui traverse la littéra-ture européenne, Dostoïevski invente une « forme originale et inimitable, totalement nouvelle, le roman polyphonique ». D’une part, il parvient à « carnavaliser » le solipsisme éthique lui-même  : puisque l’homme ne peut se passer de la conscience d’autrui, les contraires qui désunissent (vie-mort, amour-haine, naissance-mort, affirmation-négation) tendent aussi à se contracter et con-verser dans le « pôle supérieur de l’image géminée ». exemple  : le prince Mychkine, figure magistrale du carna-val, saint et idiot. son amour fou pour son rival Rogojine, qui a essayé de l’assassiner, atteint le sommet après l’assassinat de Nastassia Filippovna par le même Rogojine, lorsque les ultimes instants de la conscience princière sombrent dans l’aliéna-tion mentale.

Mais, d’autre part, le roman polyphonique ouvre aussi la scène intime et son époque délimitée à l’espace d’un infini universel, que visaient déjà les mystères du Moyen Âge, et qu’évoque l’explica-tion capitale de Chatov et de stavroguine dans Les Démons (1871)  : « Nous sommes deux êtres, et nous nous retrouvons dans l’infini… la dernière fois dans le monde. Laissez votre ton, prenez un ton humain ! Prenez, rien qu’une fois dans votre vie, un ton humain pour parler. »

1. Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, trad. isabelle  kolitcheff,  présentée par Julia  kristeva, Paris, Éd. du seuil, 1970, p. 235.

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Se réinventer à l’infini

D’un rire généreux, gênant, tzvetan stoyanov, en chassant la confuse mélancolie de mes premières lectures, m’apprit à desceller la farce du néant dans l’être. Bakhtine nous avait convaincus que Dostoïevski s’était frayé une voie inouïe : ni tragédie ni comédie, mais tout en empruntant à la satire latine, médiévale et renaissante, plus corrosive que le dia-logue socratique, sans être pour autant cynique.

Aucun cynisme donc pour celui qui se fait mourir de rire lui-même, ardente doublure de cette civilisa-tion qui frémit de se sentir mortelle. La gravité du carnaval chez Dostoïevski nous révélait une vitalité dont nous avions besoin, vingt-cinq  ans avant la chute du mur de Berlin, pour démasquer l’insensé sous-jacent aux prétentions et idéologies ambiantes de « faire sens ». Plus sérieusement encore, et par-delà le contexte politique, le rire de tzvetan m’a aidée à accepter la dimension carnavalesque de l’ex-périence intérieure elle-même, que Dostoïevski pose en contrepoids aux croyances et aux idéologies.

entre-temps, tzvetan stoyanov s’est dévoué à l’ultime « dialogue » que Dostoïevski a mis en jeu dans ses relations épistolaires avec konstantin Pobiedonostsev. Cet inamovible pilier du règne de Nicolas ii et d’Alexandre iii n’ignorait pas l’impor-tance déjà « médiatique » du romancier dont le public s’arrachait les œuvres parues en feuilleton dans des périodiques. et l’écrivain en avait besoin pour se protéger des « cochons-censeurs » (comme il les appelait) qui menaçaient le septième livre des Frères

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Karamazov, où l’ancien bagnard, sublimé en fidèle du Christ, s’autorise à transformer un moine russe en personnage littéraire, le fameux starets Zossima au cadavre puant, qui recèle des « profondeurs kara-mazoviennes ». entre autres visions carnavalesques, catastrophes soudaines et mensonges vrais…

Car le problème de Dieu « fait souffrir consciem-ment ou inconsciemment toute [sa] vie » (Lettre à Maïkov) cet « enfant du siècle de l’incroyance et du doute », que le romancier disait être « jusqu’au tom-beau » (Lettre à Mme Fonvizina). « Moi, je ne peux pas [penser] à autre chose, c’est toute ma vie que ça me torture, Dieu », proclame aussi kirillov dans Les Démons  (1872). L’ancien fouriériste, désormais porte-voix du peuple russe théophore, est convaincu que seule la foi orthodoxe du tsar-père et des mou-jiks peut incarner le message du Christ. À condition d’en laisser passer le dangereux mystère dont ses romans portent le précieux et le vrai témoignage. Aurait-il déplacé Dieu dans tous les hommes ?

Dostoïevski et Pobiedonostsev  : complicités et manipulations, encore et toujours !

Le premier volume de la recherche de tzvetan stoyanov1, sur ce sujet central dans tout régime totalitaire, clairsemée de lointaines allusions aux liens risqués des intellectuels avec le pouvoir en Bulgarie de cette période, devait être suivi d’un autre, consacré à l’inépuisable ruse romanesque du génie qui, sous les auspices du saint-synode, ne cesse d’affiner son art du parricide. tzvetan

1. Cf.  tzvetan stoyanov, Le Génie et son maître, trad. Marie vrinat, Paris, L’esprit des péninsules, 2000.

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stoyanov meurt en 1977, dans des circonstances douteuses, et ce deuxième volume ne verra pas le jour. Comme en écho, en ultime dialogue avec Dostoïevski, qui n’a jamais écrit sa « vie du grand pécheur », mais toute son œuvre en est une.

embarrassée par la Russie, à la peine avec le multilinguisme, l’europe a mal à sa partie ortho-doxe. elle n’a pas encore pris la mesure de ces voix pénétrantes qui l’ont fait advenir, qui la feront durer. La voix de tzvetan stoyanov est de celles-là.

J’ai pris l’avion pour Paris, avec cinq dollars en poche (les seuls que mon père avait trouvés, en attendant la bourse pour études doctorales sur le Nouveau Roman français) et le livre de Bakhtine sur Dostoïevski dans ma valise.

*

Paris parlait du langage, discutait des phonèmes, des mythes et de la parenté… structures élémen-taires et syntaxe générative, sémantique, sémio-tique, avant-garde ou formalisme… L’exil est une épreuve et une chance, j’ai osé  : « Messieurs les structuralistes, aimez-vous le post-structuralisme ? » J’ai entendu Émile Benveniste insister sur l’énoncia-tion qui porte l’énoncé, et Jacques Lacan jouer avec le signifiant dans l’inconscient. Le post-formalisme de Bakhtine m’a inspiré une autre vision du lan-gage  : intrinsèquement dialogique, et de l’écri-ture  : nécessairement intertextuelle. Le séminaire de Roland Barthes, la revue Critique, mais sur-tout la revue et la collection Tel Quel de Philippe sollers, puis l’École des hautes études, l’université

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Paris-vii, New York et bien d’autres, m’ont donné la chance de les élaborer.

Je ne me suis éloignée des thèmes de Dostoïevski que pour m’engager, avec ses logiques polyphoniques et ma propre intimité, dans les révolutions du lan-gage chez Mallarmé, Céline, Proust, Artaud ou Colette. J’ai à nouveau frôlé les bouches d’ombre, qui m’avaient déconcertée dans la bibliothèque de mon père ; mon sismographe sémanalytique, dia-logisme et intertextualité compris, palpitait avec le creuset de ces expériences toxiques qui, dans les textes et en moi, ne me laissaient pourtant pas franchir leur seuil. À lire dans l’ère de « post-vérité », allais-je partir à la recherche de ce « quelque chose qui, n’étant pas Dieu » (dirait Georges  Bataille), disparaît dans la nuit jubilatoire du pécheur souf-frant, dans l’impossible gageure du moraliste ?

Ni l’un ni l’autre, la psychanalyse allait m’ouvrir de nouveaux horizons autrement plus stimulants.

Freud, lecteur de Dostoïevski1

Le fondateur de la psychanalyse, qui recon-naît qu’il « ne l’aime pas réellement » (Lettre à Rank), place toutefois Dostoïevski « non loin de shakespeare » et le découpe en quatre : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur ; il fonde son

1. Cf.  sigmund Freud, « Dostoïevski et le parri-cide », 1928. et Philippe sollers, « Dostoïevski, Freud, la  roulette », in Théorie des Exceptions, Gallimard, Folio essais n° 28, 1986, p. 57-74.

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analyse sur « le meurtre du père », source supposée de l’épilepsie de l’écrivain et thème obsédant de son œuvre. il faudrait lire ces coups de sonde en regard de tous les écrits du fondateur de la psychanalyse.

Lorsqu’il aborde « ce maudit Russe » (stefan Zweig), l’inventeur de l’inconscient est en train de modifier sa conception de l’appareil psychique  : le refoulement, l’Œdipe et la névrose ne suffisent plus ; dans Au-delà du principe de plaisir (1920), thanatos surgit à l’œuvre en dédoublant Éros. C’est le « travail du négatif », appelez-le négation, déni ou forclusion, qui spécifie l’être parlant.

Les pulsions de satisfaction immédiate et le plai-sir sont différés, mais retenus en traces mnésiques, elles-mêmes accordées aux traces mnésiques des perceptions internes et externes. La matière renonce au plaisir immédiat et construit « au-delà » de lui un « substitut » : c’est la capacité d’engrammer, représen-ter, mémoriser – degré zéro de la pensée. elle advient au prix d’un arrachement, un saut, une coupure génératrice : Freud avait évoqué « une révolution psy-chique de la matière ». (« Formulations sur deux prin-cipes du cours des événements psychiques », 1911) ; Lacan pivote autour de « l’origine purement topolo-gique du langage »  : « L’être parlant est-il parlant à cause de quelque chose qui est arrivé à la sexualité, ou quelque chose est-il arrivé à la sexualité parce qu’il est l’être parlant ? » (Séminaire XIX 1972-1973).

Le refoulé est repris donc dans une espèce de sus-pension : des préformes psycho-sexuelles amorcent le processus de pensée, qu’accompagnent la création du symbole de la négation et tous les symboles qui vont s’ensuivre. L’être apparaît sous la forme du non-être,

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traduisant une sorte de plaisir d’un genre nouveau : la jouissance. Mais le volcan pulsionnel ne laisse pas en paix cette croûte de sens sensible, et le névrosé tend en vain à réussir son unité, sa « synthèse ». Jusqu’à ce que l’inconscient lui-même et ses formations volent en éclats et l’être parlant se livre à la « béance origi-naire », « états limites » et révolution du « vide ».

États limites

on appellera ce lieu où la névrose s’effrite et où les démons dostoïevskiens affluent : « clivage », « coupure », ou « refente du sujet ». Le sous-sol n’est pas en dehors de nous, il est en nous  : dédoublés nous sommes, au quotidien, par la séparation étanche entre la vie diurne qui tend à la paix et la destructivité sauvage de la vie onirique ; dédoublés, nous évoluons aussi dans l’idéologie et la mystique des groupes et des communautés, qui préservent les liens internes en projetant le réprouvé sur les autres. Certains, sous l’effet des traumas, sont « clivés »  : des « états limites » qui, pour éviter la « cassure » de soi, la « perte de son caractère unaire », « se défor-ment eux-mêmes », « éventuellement même en se fissurant et en se divisant » – de telle sorte que leurs « inconséquences, bizarreries et folies […] accéde-raient à une même lumière que leurs perversions sexuelles, par lesquelles ils s’épargnent en effet des refoulements », écrit Freud1. Exit, le « moi plaisir

1. Cf. Névrose et psychose, 1924 et Le Clivage du moi dans les processus de défense, 1937, publication posthume 1940.

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purifié » qui hantait encore le sourcilleux docteur viennois.

Bien avant, et très tôt, Dostoïevski avait réalisé que l’explosion épileptique, ses auras, ses douleurs et peurs le mettaient au contact avec une dimension essentielle de la condition humaine  : avec l’avène-ment et l’éclipse du sens. il était capable d’enregis-trer, en voix et récits, l’embrasement hypersynchrone des neurones, la respiration bruyante et étranglée de la crise, les décharges encore chargées d’énergie.

Psychanalyste avant la lettre, l’écrivain parvint à un exploit quand il réussit à percer le brouillard des fantasmes névrotiques dans lequel le maintenaient ses écrits pré-sibériens, en découvrant leur sous-sol : le clivage lui-même –  le seuil ultime du rejet pri-maire, le centre vide de la schize, la refente du sujet. Pour le renommer inlassablement en entretiens infi-nis du soi hors de soi, improbable reconstruction. il lui fallait un coup de lame à deux tranchants, ces deux Carnets de la maison morte (1862) et du sous-sol (1864) – incision délicate et dissection rageante –, pour que, au-delà de la névrose, se libère la voix des grands romans  : Crime et Châtiment (1866), L’Idiot  (1869), Les Démons (1872), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

C’est dire que le christianisme de l’écrivain n’est pas seulement une idée ni un engagement moral et politique qui rassureraient « l’enfant de l’incroyance et du doute » et le jeune révolté éprouvé par l’écha-faud, le nihilisme et l’exil consubstantiel à la condi-tion humaine. son optimisme et sa glorification de l’énergie pensante (tant admirés par André  Gide) sont incompréhensibles sans sa foi (vera, en russe)

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christique dans le verbe incarné. ses romans sont christiques, son christianisme est romanesque.

*

Quand enfin « tout est permis », ou presque, et que vous n’avez plus d’angoisse mais des anxiétés liquides, plus de désirs mais des fièvres acheteuses, plus de plaisirs mais des décharges urgentes sur moult applications, plus d’amis mais des followers et des likes et, qu’incapables de vous exprimer dans les phrases quasi proustiennes des possédés de Dostoïevski, vous vous videz dans l’addiction aux clics et aux selfies, vous êtes en résonance avec ses exténuantes polyphonies qui prophétisaient déjà le streaming des sms, blogs et Facebook, pornogra-phies et « marches blanches », « #balancetonporc » et guerres nihilistes sous couvert de « guerres saintes ».

vous y entendez quelque chose ? L’inaudible Dostoïevski serait-il notre contemporain ? Pas plus, pas moins qu’une fugue pour quatuor à cordes et une symphonie avec chœur de Beethoven. ou la densité de shakespeare. ou la comédie de Dante. insolents défis dans le hors-temps du temps.

crimes et Par-dons

Passions jouées-déjouées

À vingt-huit ans, le jeune écrivain a déjà publié avec succès Les Pauvres Gens (1846) et Le Double (1846),

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quand il se voit condamné à « être passé par les armes », pour son appartenance à un cercle révolu-tionnaire fouriériste. il attend la mort près de l’écha-faud. In extremis, un aide de camp apporte la grâce royale : le tsar Nicolas ier commue la peine de mort en renvoi au bagne de sibérie, durée indéterminée. Le soir de ce 22  décembre 1849, le futur forçat écrit à son frère Mikhaïl  : « on voit le soleil » – en français, citant victor Hugo.

Les métamorphoses commencent dans Les Carnets de la maison morte (1862). Chairs tortu-rées, instinctive angoisse de soi-même : « Les idées, les convictions même changent, l’homme tout entier change » (écrit le bagnard à totleben). Hurlement du bétail malpropre, « ils nous auraient mangés », désir de leur ressembler. Fut-il vraiment fustigé par « Huit-Zyeux », kryvtzov ? – « C’est moi qui fus le disciple des forçats ». « Le bagne a tué bien des choses en moi et en a fait éclore d’autres. » tendresse des corps déformés dans la buée des étuves.

Un nouveau narrateur est en train de surgir : le cri-minel de droit commun Alexandre Goriantchikov, condamné aux travaux forcés pour avoir assassiné sa femme, un forçat avec les autres, un homme comme les autres. Ce chroniqueur note sans plan « des scènes », sa « peinture » de dix ans de bagne. il ne suffit pas de se dédoubler, comme un narra-teur planqué dans les ombres de ses personnages ; il est possible de se réunir avec la pulsion de mort universelle, vide absolu ourlé de certitude, mais qui devient une joie. La joie de pouvoir la jouer-déjouer : de l’écrire.

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Dostoïevski introduit le reportage dans l’absur-dité de l’univers carcéral, opéra des passions mâles, grâce christique du peuple russe. Le reportage « publie », c’est-à-dire relate pour le public, une existence humaine retranchée de l’espace public.

La mort qui vit une vie humaine, ce n’est que le système carcéral, sa « maison » sociale et proli-fique. Les bagnards eux-mêmes, criminels, reclus, condamnés à perpétuité dans cette mort, mènent en revanche une vie « capitalissime » : « Une nouvelle voie s’ouvre », écrit le forçat à son frère. en effet, la maison morte fraye le chemin aux explorateurs du contrat social totalitaire  : l’univers concentra-tionnaire du xxe  siècle se profile déjà, Le Procès, de kafka, Si c’est un homme, de Primo Levi, Une journée d’Ivan Denissovitch de soljenitsyne ne vont pas tarder…

Neuf ans en sibérie – dont quatre ans de bagne à omsk, cinq ans d’exil à sémipalatinsk, premier mariage en 1857 avec Maria Dmitrievna, liaison fébrile avec la brillante étudiante et déjà féministe Apollinara souslova, premier voyage en europe, mort de sa première épouse et de son père, Mikhaïl, en 1864…

survient alors, carnets en main, une sensation-nelle descente au plus près de la méchante fissure et sa membrane en mots  : Les Carnets du sous-sol (1864). Qui rebat les cartes pour l’irrésistible envol définitif.

Les Carnets de la maison morte (1862) sont à lire comme l’endroit de cet envers qu’est la fulgurance des Carnets du sous-sol (1864).

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« Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant »

L’homme du sous-sol vit dans un « coin » (ougol) sous le « plancher » (polié). Le mot podpolié évoque « ce qui est sous le plancher » et, sans imposer un quelconque enterrement dans le sol, il suggère la « clandestinité », le « maquis ». Plus question de se planquer dans la maladie, trêve de refoulement bilieux qui souffre du foie, siège bien connu du ressentiment plaintif : « je » fait entendre la fureur ! Hors-la-loi et résistant, « je » balance une confession rageuse, colères, haines et abjections inextinguibles.

Misérable « souris » à la conscience élargie qui se gifle, se fouette, se moque et se délecte, cet homme ridicule ne fait que cogner son front et ses poings contre « un mur de pierre », la muraille de la raison universelle, résumée dans l’énoncé : « Deux fois deux font quatre. » Aucun compromis, « zéro périodique constant » ne saurait le satisfaire, pour la seule raison que c’est la loi de « nous tous », qui s’ex-prime et commande ainsi l’imprenable bastille de la « noustoussité ». Le « mauvais drôle » a déjà inventé un mot : obchtchétchélovéki, « les hommes globaux », qui annonce le fantasme de l’humanité compacte et globalisée du iiie millénaire. et ça le révulse.

Que faire des Pauvres Gens (1846), du pathétique Double (1846), du permanent carnaval du couple à trois, du « grouillement intérieur », des « geignements retors » ? Le « sel » de leur névrose qui mélange le plaisir et la souffrance, le même et l’autre dans « on ne sait quoi, on ne sait qui et quoi pour vous »,

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n’amuse plus le rebelle. sa rage se retourne contre le « cœur, ou quoi, qui s’amochait », comme un che-val fougueux qui se débarrasse de son « mors aux dents ». Une autre écriture s’élabore, qui porte à la lumière son énergie tranchante : elle s’en prend aux crétins du romantisme, réfugiés dans « le beau et le sublime », et même aux futurs philosophes de la « nausée » qui, « poules mouillées avec manteaux au col de castor allemand », en feront brusquement un héros.

Dans la structure du récit lui-même s’annonce une espèce de nouveau savoir –  ni gai ni désolé, mais poignant et ardent –, celui du clivage, le centre vide du dédoublement, l’état limite où s’éclipsent le sujet et le sens. Que le clandestin a découvert, à force de se guérir par l’écriture.

« Fouette, fouette, fouette ! » crie le narrateur à son cocher qui les conduit chez une femme à ne pas aimer, juste une rencontre absolue pour se venger impérativement, sauvagement, sur soi, sur l’impos-sible, sur le réel lui-même à ré-inventer. Le gel du refoulement se met à fondre, et sa « neige mouillée » cède au brasier des pulsions élucidées.

Ces Carnets du sous-sol (1864) ne sont pas de la littérature. ils font le point provisoire d’une violente ressaisie de soi qui, au-delà des liaisons névrotiques, accède à la « refente » de l’anti-héros : bord à bord des pulsions et du sens, là où surgit –  ou s’ef-fondre – l’être parlant, le parlêtre. il palpe le plasma vital, ce protobiote constitutif qui n’est autre que la capacité particulière de la conscience malheureuse, de l’insecte, de la « souris », de la « fourmi », à muter. À  être et à disparaître. en prise sur des passions

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désormais déliées : redoutable déliaison qui balaie la frontière entre le bien et le mal, le moi et l’autre, le féminin et le masculin ; paradoxale coexistence des contraires et des sexes, qui risque le crime ou le délire. Comme ceux de Raskolnikov et son châti-ment, toujours en gestation, latents. Avec sa préci-sion clinique cinglante, Dostoïevski en diagnostique ainsi la coupure en « soi » et avec les « autres » –  à l’œuvre dans l’étudiant assassin : « Il eut l’impression qu’à cette minute précise il venait comme de se couper (otrezal) des autres d’un coup de ciseau (kak boudto sam otrezal sebia sam ot vseh) ». Comme est aussi annoncée, mais se fait attendre, la furieuse et scru-puleuse négation de cette destructivité elle-même, dans la polyphonie romanesque qui la recompose en vérité, une certaine beauté.

Ces états limites de déliaison, refente, coupure, sont devenus accessibles à la recherche analytique seulement au siècle suivant la disparition de l’au-teur. Dostoïevski s’en est approprié l’expérience psycho-sexuelle dans un geste de survie, qui réin-vente le roman de la pensée habitée par le clivage. il ne suffit pas de dire que son état comitial a laissé intact son intellect. L’écrivain a introduit la « révo-lution psychique de la matière », selon la métapsy-chologie de Freud, qu’il a vécue – jusqu’aux crises épileptiques – dans l’art de penser en roman. C’est là que réside son originalité incommensurable – la voix du penseur, idéologue et orthodoxe, en étant une partie intégrante, parmi les autres voix de sa narration polyphonique.

La poussée impérieuse de l’œuvre redonne désor-mais l’autorité de la parole incarnée sur les « états

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limites » de l’être au monde : « amener à la limite ce que, vous-même, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens » (Les Carnets du sous-sol, 1864). De la « monstruosité », il s’agira d’extraire « le plus vivant », « avec un corps réel, à nous, avec du sang ». Adieu au « mort-vivant », et ces pères qui nous engendrent « morts eux-mêmes ». Bientôt « il nous faudra inventer un moyen pour naître d’une idée ». Les Frères Karamazov (1880) s’en chargeront, qui incitaient l’humanité souterraine à sucer tous les « sucs de la vie ».

L’opéra du crime ou l’abjection du matricide

RRR, le personnage principal de Crime et Châtiment (1866), Rodion Romanytch Raskolnikov (raskol, « schisme », désigne par dérivation des mouvements schismatiques à tendance mystique dans l’Église orthodoxe russe), habite pire qu’un sous-sol, un cagibi, plus exactement une armoire, où, en ruminant des songes morbides, il avait com-mencé un article, tout en se défiant de lui-même : comment en arriver des idées à l’acte en tant que tel ? Étudiant en rupture avec l’université, vivant dans une pauvreté extrême, hanté par « certaines idées étranges et inachevées », RRR commet-il le « double meurtre » de l’usurière Aliona ivanovna et de sa sœur, « l’innocente » Lizaveta ?

L’a-t-il fait, n’a-t-il que rêvé à ça, et si ça existe bel et bien, comme ça peut se dire ? impossible aveu, ou aveu muet dans l’infinie cohabitation

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avec la pulsion de mort. Le narrateur de Crime et Châtiment, quant à lui, s’en remet à sa foi dans le Christ pour percevoir en RRR comme une « humi-lité sans raisonnement », « par conviction ». il s’évertue à faire proliférer les voix, à multiplier les réalités. L’écriture polyphonique est sa conviction, sa foi. C’est lui, le véritable cheval fougueux qui s’est échappé du sous-sol et de la « neige mouillée », pour inventer pour la première fois un roman policier, psychologique et métaphysique, sans dénouement.

Plus tranchant qu’une confession, tout compte fait impudique, nécessairement plus empathique que la chronique documentaire, le récit à la troi-sième personne qu’est Crime et Châtiment (1866) franchit et superpose les espaces et les temps. il complexifie les points de vue du tueur lui-même en les croisant avec ceux de ses divers doubles, rai-sonnables complices (Razoumikhine) ou cyniques canailles (svidrigaïlov), en se compliquant la tâche, en l’élucidant sans la résoudre : comment raconter quelque chose dont on n’a ni idée nette ni opinion personnelle ? s’agit-il de reconstruire le meurtre, ses motivations et ses buts ? ou plutôt de remonter à la gestation, à la naissance de l’idée même de tuer ? Comment cohabiter avec cette initiale cruauté de toute pensée nouvelle, quelle qu’elle soit, quand elle perce la solitude quelconque du brouillard affectif pour faire sens avec une autre, avec les autres ? « C’est trop idéal, donc cruel », concluait vania dans Humiliés et Offensés (1861). Raskolnikov, lui, frémit à l’idée que les génies novateurs sont des tueurs qui échappent à leur sort criminel tant qu’ils réus-sissent à imposer leur renouveau forcément cruel

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aux consensus en tout genre, aux normes et lois existantes. Comment raconter ça ? L’« idée n’est pas stupide », puisqu’elle vous « met sur un pied d’indé-pendance ». Mais c’est surtout « la forme esthétique qui ne va pas ! »  : ça déplaît, ça n’est pas beau, le matricide ! Ni le féminicide, dirait-on aujourd’hui.

L’innommable et les atomes de silence

sans être un crime politique (il ne conteste pas la filiation patrilinéaire sur laquelle s’édifie le lien politique et social du pays), le meurtre de Clytemnestre par oreste, à troie, devait avoir un sens sociétal : en s’attaquant à l’archi-mémoire d’une société antérieure domestique, matrilinéaire, c’est la fécondité interne au lien hominien, la reliance mère-enfant, que le crime orestien vise en profondeur.

L’être humain ne cesse de naître en se séparant de sa mère, et cette inlassable « perte » équivaut à un « meurtre » dans l’imagination. Le « matricide » imaginaire est un mouvement psychique fondateur de l’autonomie de soi, mais il menace de se fixer en passages à l’acte au service de la pulsion de mort, quand ce n’est pas en pleurs amers sur la mort en soi. La foi orthodoxe s’agenouille pour pleurer sur la terre, « mère mouillée », et les icônes ne se donnent à voir que pour appeler les fidèles à les embrasser, à se laisser étreindre par tous les sens dans une fusion océanique. Dostoïevski ne cessera de visiter ces contrées profondes de l’orthodoxie, qui devait le mener, dans les dernières années de

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sa vie, en pèlerinage mystique avec son jeune ami vladimir soloviev, au monastère d’optina.

La scène qui suit est d’une exactitude cosmique. Face à face, corps à corps : l’« inquiétude amère », la « souffrance insatiable » de sonia-sofia ; et l’insolence étudiée, le « rire comme dans un effort » de Rodion. elle entend son « discours flottant », « quelque chose de particulier qui menait loin on ne sait où ». « Parlez, s’écrie-t-elle, vous menez vers quelque chose. » Lui  : « … je voulais te dire… qui a tué Lizaveta… » elle  : « Comment vous pouvez le savoir, ça ? » Lui : « Devine. »

sonia devine que Rodion a sabré, haché la « chose » féminine en lui. Le féminin menaçant  : la mère dominatrice, experte dans l’emprise par l’argent (l’usurière) qui lui tient lieu d’érotisme ; et la mère déprimée, rétive, pétrifiée en mère morte (Liza) ; imprenables, irrésistibles, inaccessibles visions de la Chose, de « l’ombilic du rêve ». Horreur de la séparation, aurore de l’autre.

Je n’étais pas loin de trouver surfaite la fin de Crime et Châtiment (1866) : un « Deus ex-machina », cette messe où l’assassin et la prostituée ont besoin de lire le Livre éternel pour bénir leur commu-nion scellée par le matricide à demi avoué ! J’avais sous-estimé l’immédiate et discrète présence, tout au long de ce drame arborescent, de la saga des Marmeladov qui instille inlassablement et, à contre-courant, le message de l’Évangile dans ce premier grand roman issu du sous-sol. N’est-ce pas la misère évangélisée de l’inévitable faillite de Marmeladov le père qui engendre la féminité souffrante de sa fille sonia Marmeladova, dans laquelle l’anti-héros va se reconnaître, et dont ils essaient de se libérer

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ensemble ? Au « don » que son « avocat » RRR fait à sonia en défendant sa probité, réplique le féminin insulté de la prostituée qui « se donne » à l’assas-sin en éclairs d’Évangile. Le théâtre de la lecture ne pouvait avoir lieu que dans cette réciprocité de deux sous-sols, où elle le devine.

Qu’est-ce que « deviner » ? Une troisième oreille qui entend bouillir les « sucs de la vie ». Écoute flottante du discours flottant, sofia le capte sans comprendre ni faire comprendre. D’abord elle a contracté ses paroles en questions ; « maintenant », elle tient le vide grâce à lui et avec lui, « ensemble » ; enfin, elle est capable d’embrasser le temps du juge-ment : « je te suivrai au bagne ».

Avouer le crime ne veut pas dire rendre ça public, le soumettre à l’opinion. Dans cette nou-velle mutualité du mi-dire entre elle et lui, un autre ça s’entre-dit, s’inter-dit  : le ça du transfert où l’aveu muet s’entend et se par-donne. oubliée, la « peur de l’esthétique » qui fut pour RRR « le premier symptôme de l’impuissance ». Dostoïevski est en train d’inventer l’écriture polyphonique où ça se devine. Rien n’empêche désormais le narrateur dans sa quête accélérée de nouvelles cruautés.

le dieu-homme, l’homme-dieu

Homo-érotisme

Le prince Lev Nikolaïevitch Mychkine, l’idiot, est un « enfant absolu », dût-il vivre jusqu’à cent ans. sa confiance infantile et sa « franchise extraordinaire »

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« transpercent les gens » ; doué pour la contempla-tion intérieure et télépathique, il est une « âme de lumière », « l’amour sans égoïsme », « incapable de haïr », « l’homme positivement beau » dans « ce monde impossible sans la perpétuelle dévoration de l’un par l’autre ». Piégé dans l’innocence de l’enfant-Jésus ? Drôle d’oiseau pourtant : gaffeur, maladroit, phra-seur candide, briseur de vases. Grotesque, dément, épileptique, effrayé par sa raison qui lui échappe en « gestes contraires », a-t-il vraiment une « idée princi-pale » ? « Aucun sens de la mesure, ça c’est l’essentiel même ». Un idiot utile pour amuser l’Apocalypse sans Dieu, ses ridicules cannibales qui s’entre-dévorent, comme autrefois on mangeait moines et enfants durant les grandes famines du Moyen Âge. ils se moquent ouvertement de lui, non sans lui reconnaître une « intelligence principale », « sponta-née, différente de l’intelligence secondaire ». Une souris (mych, pour Mychkine) du sous-sol, prise dans la tourmente des passions léonines (lev, « lion », de son prénom). Le plus pathétique des masques dos-toïevskiens, tendre complicité avec la dérisoire, la sainte impotence de l’homme.

Parfione semionytch Rogojine, le bad boy taci-turne, « se tait effroyablement » (frémit Nastassia Filippovna), « seuls ses yeux parlent, il ne sait pas tour-ner sa langue ». Jeune commerçant inculte et san-guinaire, porté sur la violence, le sexe et l’argent, liasses de billets et spéculations boursières. Ce caïd de la corruption se dirige vers le crime  : il annonce l’oligarque mafieux, globalisé à coups de milliards et d’assassinats au poison ; ou les trafi-quants d’armes, de stupéfiants et d’êtres humains.

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Mais il a rencontré l’idiot, et le désêtre, l’anéantis-sement hors de soi, rattrape l’Homme de douleur.

Les deux hommes s’étreignent à distance, à tra-vers le mythe charnel d’une Nastassia Filippovna qu’ils s’arrachent ou qu’ils sauvent, solidaires et rivaux. Pour que Rogojine emporte cette femme, et se persuade qu’il ne peut la posséder qu’en l’empê-chant d’être, en l’immolant. Horreur de la scène primitive, nuit de la pulsion de mort.

Nastassia Filippovna trépassée, les jumeaux mâles ne s’apaisent que dans leur effondrement christique, l’assassin Rogojine rendu à sa folie se laissant enfin caresser par la tendresse idiote de l’enfant absolu, le Prince. sans intermédiaire, pas d’« objet », sans autre, sans tiers. Mortifère triomphe de l’implosion érotique : inavouable, agie, fatale.

Même, mêmeté, « m’aimes »

sur le long chemin de l’identité –  interminable incarnation  –, l’homo-érotisme primaire est une expérience incontournable : capacité créatrice pri-maire de retrouvailles avec soi par une projection-identification avec quelqu’un du même sexe. en prenant le relais de la reliance maternelle et avant l’identification avec le père aimant de la préhis-toire individuelle, l’homo-érotisme évite l’inceste et oriente la pulsion destructrice dans une quête affective du même dans l’autre. Un autre-même, degré zéro de l’altérité dans le même sexe que soi. Cette énergie psychique homo-érotique, fusion-destruction, précède le choix d’objet sexuel. La

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pulsion de vie a besoin du même (m’aime) pour s’assurer, se développer, se singulariser dans sa voie vers l’autre, ses objets et ses lois. L’homo-érotisme est au fondement de la subjectivation, au sens fluc-tuant de cette expérience. il accompagne et sous-tend le choix d’objet sexuel (qu’il soit hétérosexuel, homosexuel, transgenre ou neutre) et se construit tout au long du développement psycho-sexuel de chacun.

Mychkine pensait que la beauté allait sauver le monde et plaisantait en disant, devant Le Christ mort de Holbein, que « ce tableau peut nous faire perdre la foi ». Rogojine ne plaisante pas. il rappelle, dans un « rictus méchant » que « nous [les Russes] on est allés plus loin » que « des gens qui ne croyaient pas en Dieu ». très loin, en effet, dans cet homo-érotisme sans Autre, que les « deux frères » en nihilisme incarnent chacun à sa façon. et qui ne donne ni le droit ni l’opportunité à une femme de se construire et de se vivre non pas comme l’autre de l’autre, mais dans sa différence, autonomie hétéro gène à conquérir sans fin.

« Le Christ mort »

Plus abyssale que le sous-sol de la conscience souffrante (« […] la souffrance est la seule cause de la conscience […] leur plus grand malheur qu’ils aiment et qu’ils n’échangeraient contre aucune satisfaction », [Les  Carnets du sous-sol,  1864]), c’est sa morta-lité naturelle, sans au-delà et privée de résurrec-tion, qui tourmente les voix mâles du carnaval.

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L’homme dostoïevskien est hanté par son cadavre vivant. Comme l’est la foi orthodoxe qui, davantage que les autres branches du christianisme, accorde une attention particulière à la descente de Jésus en enfer, que la langue grecque désigne par le substantif kénose (« néant », « inanité », « nullité »). L’anéantissement est-il dû à la seule humanité du Christ, ou affecte-t-il sa divinité même, LA divi-nité ? « tu me vois et tu ne vois pas le Père ? » dit Jésus à Philippe, avant la Passion. La kénose chris-tique préfigure les temps modernes confrontés à la « mort de Dieu ».

La gravité du Christ mort de Hans Holbein, repré-sentation minimaliste unique de la kénose, a failli déclencher une crise épileptique chez Dostoïevski au künstmuseum de Bâle. tel un œil de cyclone, zone de basse pression autour de laquelle s’en-roule la tempête qui emporte tout, le tableau fait tourner les mêmes/m’aimes des passions gémel-laires dans L’Idiot (1869), Les Démons (1872), Le Rêve d’un homme ridicule (1877). « Aucune allusion de beauté » dans ce cadavre supplicié, aucun signe du Ressuscité qui « dominait la nature » en pronon-çant « Talifa Koumi » et « Lazare, lève-toi » ; la mort chez Holbein est l’ultime vérité.

Confronté à sa propre mortalité irréfragable, que reste-t-il à l’homme dostoïevskien livré aux « idées nouvelles » venues de l’europe, et structuré par le clivage par-delà le refoulement ?

il est tenté de prendre la place vacante du Créateur et, par une ultime révolte contre les lois de la nature qui ont programmé sa mort, de se donner la mort lui-même. Apothéose de la mêmeté

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omnipotente, qui nourrit le narcissisme négatif des frères, ce nihilisme va culminer dans le suicide rai-sonné de kirillov (Les Démons, 1872). Mais l’ingé-nieur parle peu et par salves, son idiome elliptique semble déjà compacté par l’inéluctable emprise de la mort. Pourtant c’est bien par la pensée mais incarnée, à condition d’être adossée au rêve, que l’homme dostoïevskien cherche à se sauver, bien qu’elle aussi coure le risque d’échouer, soit en « pensées doubles » (Mychkine, L’Idiot), soit en cau-chemars mortifères (Hippolyte, L’Idiot ; Les Frères Karamazov), quand ce n’est pas plus piteusement en esthétisme comique (stepane trofimovitch, puis l’écrivain mondain karmazinov).

tout au long de l’œuvre de Dostoïevski, la mort demeure le mal absolu, quelle que soit la volupté de la souffrance ou des raisons qui conduisent le héros au suicide et au meurtre. Dostoïevski ne pardonne pas, en revanche, la mort « propre », froide et irré-vocable, assenée par la guillotine révolutionnaire : elle est « le supplice le plus cruel ». « Qui a pu dire que la nature humaine était capable de supporter cette épreuve sans tomber dans la folie ? » (Les Démons). impossible de pardonner un tel supplice. Le visage d’un « condamné au moment où il va être guillotiné, quand il est déjà sur l’échafaud et attend qu’on l’attache à la bascule » évoque au prince Mychkine le tableau de Bâle  : « C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. »

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Le corps au cœur du langage

Un grand escalier et une gare se confondent, le présent et le passé se chevauchent ; Mychkine et Rogojine ; Aglaïa et Nastassia Filippovna ; Nastassia, Mychkine et Rogojine et d’autres… se prêtent des émotions et des comportements (L’Idiot, 1869). Les personnages perdent leurs contours, identi-tés poreuses, en fuite, contaminées… Amours, haines et jalousies s’interpénètrent, fusionnent ou se rejettent. Échanges de regards, voix et gestes for-ment des « espaces » avant l’espace, des réceptacles d’indices avant la mise en mots et en phrases, gram-maire et logique. L’Idiot est un roman sur l’irrésis-tible puissance-impuissance des idées.

ou bien les « idées » s’allongent et s’essoufflent, ajustements dubitatifs, et suspendent le jugement en allusions, esquisses et précautions, pour mieux aimanter l’entre-deux : ni vérité, ni mensonge, pro-fusion de « sans doute », « peut-être », « quelque chose », « je ne sais quoi », « je ne sais trop quoi », « il ne savait trop quoi », « pour une raison ou pour une autre », « pour telle ou telle raison » que Dostoïevski affec-tionne. Pour arriver enfin à cette apothéose de l’in-certitude : « cela semblait comme parfaitement certain, peut-être ». L’Homme ridicule (1877), qui prend le relais de « l’homme méchant » et de L’Idiot, sait bien qu’« être moi-même est une plaisanterie ». il ne se suicide pas pour autant. Parce qu’il fait le rêve – une hallucination ? – qu’il est possible de trans-mettre le « désir », cette « image vivante » de l’impos-sible et de l’irréalisable. Désir de l’innommable.

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et le plaisantin accomplit son « prêche », en faisant trembler les mots, la syntaxe et la logique.

ou bien les absurdités et incongruités de « votre rêve » s’intriquent avec « votre raison », pourvu qu’elle soit « concentrée à l’extrême » et « rusée », de telle sorte qu’elles entrent dans la réalité « complète-ment » et vous font sourire en plein rêve à une « idée cette fois bien réelle » (L’Idiot). Qu’est-ce que « l’idée réelle » (mysl’ déïstvitelnaïa), ou plutôt l’idéation en acte (mysl’ deïstvié) ?

L’idée réelle est la substance, l’élément de l’éro-tisme selon Dostoïevski. Ne la cherchez pas dans le corps, sexe, zones érogènes, aires cérébrales, neurotransmetteurs et autres mises en scène orga-niques, susceptibles de marchandisation dans nos « palais de cristal » où « deux fois deux font quatre », aujourd’hui financiarisés et globalisés. À peine évo-quée, vaguement sous-entendue et pourtant omni-présente, il ne reste de la poussée sexuelle que « la force extraordinaire de l’impression » (vpetchiatlénié, de petchat’, « sceau, empreinte, trace »), la pointe psy-chique qui imprègne cette sorte de pensée devenue « réelle »… à force de greffes insensées. en consé-quence de quoi cette pensée, l’a-pensée, possède la qualité d’appartenir à votre vie : à « quelque chose qui a toujours existé dans votre cœur », une « impres-sion forte », « joyeuse ou douloureuse », le rêve disant « quelque chose de neuf, de prophétique ».

Parce qu’il se déploie entre les plis du langage, l’érotisme chez Dostoïevski n’ignore pas le corps, mais le dissémine, s’en saisit et en fait des pré-formes

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que l’écrivain recompose dans la polyphonie de ses parlêtres qui agitent leurs masques.

Le corps n’est pas vraiment « oublié » par Dostoïevski, comme il peut le laisser croire. il est vrai que l’image du corps, portraits et détails physiques manquent souvent aux personnages essentiels de ses romans, à peine esquissés ou au contraire forte-ment silhouettés, qui se font submerger par la voix des idées. Car un érotisme sans organes désobjectalise l’homme dostoïevskien. il compose avec le vide par le truchement des rencontres-surprises, invraisem-blables seuils, solitudes glacées, fusions et ruptures. Progressions aléatoires et homostasies chaotiques, il ne tisse pas de toiles ni même de rhizomes, et encore moins de réseaux sociaux. terrifié par l’in-terdit de l’inceste, il se dilue dans la confusion des sexes ; guette l’explosion du féminin en soi hors de soi ; s’épuise en indifférence ; se consume en cri-minel ou en joueur.

Ainsi, le narrateur du Joueur (1866), Alexis ivanovitch, le jeune précepteur des enfants du géné-ral Zagorianski, ne devient joueur que pour plaire à la fille de son employeur. Qui ne répond à ses élans qu’en lui ordonnant de miser pour elle au casino. subissant et fouillant les spirales de cette passion torturante, le joueur et l’écrivain ne font qu’un, plaie avide et humiliée, emportée dans une « jouis-sance à nulle autre pareille, sinon à celle du fouet, quand il vous claque dans le dos, qu’il vous déchire la chair ».

Jouissance de jouer et/ou d’écrire les multiples sta-tions de ce chemin de croix, ces sensations extrêmes qui lui font « tirer la langue » : « faire la nique au des-tin », calculer les « lubies du hasard ». Gagner pour

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perdre, et recommencer. s’étourdir, oublier, s’ou-blier, sans pensée, rien que la vertigineuse excita-tion du gain, puissance indue. Plus cuisante, plus étourdissante encore est la perte, le zéro qui scande d’une extase négative l’attente à l’infini de la chance. « L’argent est tout »… Dostoïevski a été addict au jeu pendant des années, épuisant la dot de sa femme, ses droits d’auteur, la patience de ses amis.

Un matin, le 16 avril 1871, il erre « par des rues inconues » de Wiesbaden, à la recherche d’une église russe, quand les pas du destin le mènent au saint des saints, auprès d’un Dieu innommable qui le fait « se sentir régénéré moralement » et « dont il attend la bénédic-tion ». « Une douche froide », écrit-il. Aurait-il entendu en ce lieu inopiné le dernier Job l’appeler du fond du Livre ? L’homme bagnard et sa piètre version en joueur enfin réconciliés avec Yahvé, comme Job par elihou ? Ni coupable, ni innocent, répudiant trans-gressions et mortifications ? il jure qu’il jouera une dernière fois, et Anna Gregoria, sa femme, confirme dans ses Souvenirs qu’il a tenu parole.

Adossée à l’économie de l’icône orthodoxe, qui n’utilise l’image et ses figures que pour y inscrire une empreinte, une entaille ou une infiltra-tion et invite à communier avec l’invisible, uté-rin ou mortel, –  l’écriture de Dostoïevski distille cet iconisme byzantin dans le figurisme occiden-tal. Des éclats corporels épars, que le romancier attribue à ses personnages, essaiment leurs traces iconiques dans la polyphonie textuelle. Ainsi stepane trofimovich, qui vénère, comme Dostoïevski, la Madone sixtine, croit à l’Être suprême ; il est addict à l’alcool et aux cartes, et se distingue par

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son rire vulgaire, son incontinence en larmes et ses crises de colérine (diarrhées aiguës). Le narrateur se plaît à relever le comique de ses expressions, où le corps refoulé ne franchit le langage que dans le sens figuré de celles-ci que s’autorise le professeur en retraite. Mychkine (L’Idiot, 1869), en revanche, est totalement privé de corps, mais l’insaisissable paysage dans lequel il évolue – le climat de saint-Pétersbourg où le prince est ballotté, bousculé, insulté, frappé – laisse percevoir l’émiettement hal-luciné de l’idiot épileptique, avant même que le lecteur apprenne sa maladie.

Qu’ils soient oubliés, minorés ou outrageuse-ment caricaturés, le corps ainsi que toute « figu-rabilité » (d’objet, paysage, comportement…) se voient avant de se faire sentir, entendre et sonder dans le tourbillon des langages. Presque tous les locu-teurs de la polyphonie dostoïevskienne se « tordent les bras », deviennent « tout rouges », « poussent des cris », « s’affaissent sur les divans », pâlissent brus-quement « blancs/blanches comme un linge », « tres-saillent » et « convulsent ». Au fur et à mesure que l’interpénétration dialogique, leur médium princeps, se construit entre « corps » et « sens », « chair » et « idées ». inépuisables, insolvables organisations-désorganisations des altérités.

Car l’idée réelle, l’idée agissante ne produit son érotisme que parce qu’elle est écrite… comme « du bout des doigts ». Non par dégoût, qui l’ac-compagne pourtant souvent, mais en se laissant traîner, presque une inélégance. Avec ce vague dostoïevskien frôlant la mort, et cependant un vague vivant (tel le geste pictural de Cy twombly,

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selon Roland Barthes), qui « semble être en lévita-tion ». L’érotisme de l’écriture « n’habite plus nulle part », le corps et le figurisme sont tous les deux – érotisme et écriture – « absolument de trop ».

le deuxième sexe hors-sexe

Nastassia Filippovna : « Je vais mourir bientôt »

sa mère « avait daigné brûler » avec tout le domaine des Barachkov. Nastassia Filippovna daigne brû-ler de sa « passion monstrueuse » tout au long de L’Idiot (1869) : fière, hautaine, pensive, explosive, consumée. Mais elle n’est pas de ce monde : « J’ai renoncé au monde, il n’existe déjà presque plus ». Pis ou mieux, elle est entrée dans le néant ; sans attache et sans moi, intrinsèquement altérée : « Dieu sait ce qui vit en moi à la place de moi ».

Pourtant, avec une éducation supérieure, en français bien sûr, mais aussi en sciences diverses, même juridiques, cette beauté fatale « comprend une quantité innombrable de choses », au premier chef la valeur de l’argent (comme les femmes de Dostoïevski en général). Une lectrice, une étudiante en quelque sorte (douloureux souvenir d’Apolli-naria souslova) dans une ambiance empreinte de goût et d’élégance, non sans que son protecteur lui « inflige » ce qu’il appelle « l’acte originel ». enfermée dans la honte de son « destin défiguré », Nastassia Filippovna se dresse d’abord comme une féministe en herbe qui s’ignore, contre totski, son vicieux bienfaiteur, « cet homme envers lequel elle nourrit une

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répulsion inhumaine ». surtout lorsqu’il lui annonce qu’il envisage de lui arranger un mariage avec un respectable fonctionnaire qu’elle connaît déjà, et de la doter par là même d’un confortable capital, afin que le bienfaiteur puisse convoler de son côté, sans que Nastassia soit « en état de nuire ».

La « femme objet » ne se laisse pas faire et « balance son porc », pathétique pressentiment de « me too ». L’outragée se jette follement dans la comédie, rire mondain et sarcasmes venimeux ; puis devient à son tour joueuse, apparemment par dégoût, par dépit, au fond pour rien  : en lui criant, en pleine figure, qu’« elle ne tenait plus à rien, et encore moins à elle-même », « toute [sa] vie n’a tenu qu’à un fil ». elle fait monter les enchères, les concurrents augmentent la mise. La rebelle per-siste à refuser le mariage, résiste aussi à épouser le Prince idiot, laisse croire au narrateur que son orgueil effeverscent est bien supérieur au rang de princesse. en fait, Nastassia Filippovna est une « chercheuse » mais « sans bonté », d’une espèce d’amour hors sexe qui l’amalgame à Mychkine, et pas seulement par l’intermédiaire d’Aglaïa (deux femmes qui se jalousent parce qu’elles s’aiment en aimant la même « innocence d’ange »).

en contrepoint au Christ mort exposant les mâles à l’angoisse de mort, cette fière beauté révèle le secret de l’inquiétante étrangeté qui séduit dans son regard quand elle décrit son tableau préféré  : un Christ seul, écoutant un enfant, la main posée sur sa tête, « regard au loin » : « Une pensée grande comme le monde entier, repose dans son regard. » « Et  c’est

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d’un regard pensif –  comme les enfants peuvent être pensifs – pensifs et attentifs, qu’il [l’enfant] le regarde ».

en alter ego féminin de l’idiot, et au-delà de son refus de la corruption marchande qui perpétue l’outrage fait aux femmes, fussent-elles ressenties comme « supérieures », Nastassia Filippovna atteste qu’il « n’y a pas de rapport sexuel », si on l’entend comme un commerce organique (avec totski, avec Rogojine) ou comme une communion hors-sexe (avec Mychkine) : ça n’existe pas, sans que chacun perde dans la guerre des sexes.

Dostoïevski aurait pu faire sien le verdict fin de siècle d’Alfred de vigny  : « Les deux sexes mour-ront chacun de son côté. » Nastassia Filippovna ne se sent pas capable d’affronter cette « honte » du sexe qui intoxique sa fierté et toute son époque, la Russie conservatrice en particulier. et puisque Mychkine s’avère, tout compte fait, sublime, leur délicieuse et dramatique sublimation condamne en définitive ces deux « célibataires de l’art » au désastre de l’aliénation (pour lui), de la mort (pour elle).

« Fières », « petits démons » et « fermes comme des saintes »

Le cortège de femmes fières et frondeuses comporte trois Catherine  : katerina ivanovna Marmeladova dans Crime et Châtiment (1866), katerina Nikolaevna dans L’Adolescent (1875), et katerina ivanovna verkhovtséva dans Les Frères Karamazov (1880)  : issues de la noblesse ou simples roturières, libres et tourmentées, ces éternelles « femmes phalliques » (plus

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« éternelles » même que l’« éternel mari » !) imposent le respect de leur autonomie, bien qu’elles perdent le pouvoir en fin de compte et frisent le ridicule – car elles n’ont pas le souffle fatal de Nastassia Filippovna. Dostoïevski les aime, s’en laisse fasciner et ne les épargne pas.

Furies dantesques et indispensables repères, les mères traversent tout le carnaval dostoïev-skien, elles en sont les messagères. Entre pleurs innommables, dont elles inondent les mains bai-sées des serviteurs d’église, et complaisantes gri-maces qu’elles promènent dans les salons ; entre logorrhées d’amour et désespoir épistolaire ; entre imploration de Dieu ou de la justice et ruée vers l’argent… interminables épreuves qui les comblent et qu’elles subissent pour leurs enfants, petits, grands et vieux, pendus à leurs seins et à leur âme, toujours, jusqu’au bout… La détresse mélancolique de Poulkéria Alexandrovna Raskolnikova. La folie maternelle de katerina ivanovna Marmeladova, la mère des petits Marmeladov (Crime et Châtiment, 1866). La pathétique domination de la royale varvara Petrovna stavroguina (Les Démons, 1872). Ces « mères Courage » surplombent les mères anonymes qui envahissent les monastères et mouillent de leurs larmes la sainte terre de Mère Russie. « Notre société n’a pas de fondements », prévenait Dostoïevski. Mais si. L’écrivain est allé chercher les « fondements », « intérieurement et moralement », dans les mères russes dont il ne se lasse pas de faire l’éloge : « La mère, un type russe (un caractère immense) ; elles sont écrasées et soumises et fermes comme des saintes ».

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